Dès ses premiers travaux, Shanta Rao s’est mise en scène dans des photographies couleur de grands formats. La série Terminaisons nerveuses la montre singeant les rapports amoureux et jouant avec une silhouette. Elle s’y colle, s’en fait repousser, l’approche, s’en échappe, danse autour d’elle et l’on ne sera pas étonné d’apprendre que la jeune femme fut auparavant comédienne. Elle se présente comme figure générique de la femme et davantage qu’un autoportrait, son propre corps est employé comme un réceptacle accueillant à la fois les archétypes, l’imaginaire des autres et aussi son autobiographique malgré tout. Dans Bang Bang Partner, on pénètre davantage la matrice même de son travail. Cette fois-ci, l’autre devient un animal sauvage empaillé. Mais Shanta Rao ne fait pas pour autant la belle à ses côtés, mais aussi la bête... Son attitude, ses positions, ses griffes la transforment à son tour en panthère. L’animal n’est pas vécu comme l’ennemi, l’inconnu, le danger. Il est son pendant, véhiculant le même sentiment de crainte vis-à-vis de l’homme. Ces deux compagnons d’infortune sont placés au statut de trophée de chasse et partagent la peur face à ce prédateur commun qui leur réserve un sort quasi-identique. L’animal doit être dominé, tué ou taxidermisé, quand la femme est iconisée ou transformée en poupée.
Pourtant Shanta Rao ne se revendique pas en tant qu’artiste féministe. Elle ne s’automutile pas à l’instar d’une Gina Pane ou d’une Marina Abramovic, même si elle réalisa une performance où elle semblait blessée par le svastika indien, une croix, d’où coulait du -faux- sang. Tout comme elle ne s’assimile pas aux artistes se plaçant dans une recherche identitaire, même s’il lui arrive de participer à des expositions regroupant des plasticiens d’origine indienne. Et même si elle aime jouer avec cette image séculaire de la créature orientale mystérieuse et impénétrable, son travail demeure plus autocentré. Son essence réside dans l’étude de son moi par rapport à l’autre : qu’il soit de différent sexe, de différente nationalité ou de différente espèce. Aujourd’hui dans l’art contemporain, de nombreux artistes mettent en scène ou figurent des animaux morts, référant aux fables classiques et aux vanités. Un des messages en est la fragilité de la vie et la mise en garde à conserver face aux apparences et aux faux-semblants. Shanta Rao parle aussi du malentendu de l’illusionnisme fatal de l’image et de son désir de conjurer les menaces.
Pour cette nouvelle exposition, elle tranche dans le vif de la couleur et a réalisé, à l’aide d’un ordinateur, une vidéo et des sérigraphies à partir d’anciennes photographies. Traduite en données binaires, l’épreuve photographique se retrouve ôtée de toute idée de volume et d’espace, avant d’être « rematérialisée » dans la sérigraphique par des taches d’huiles bien denses déposées à la place des pixels. Dans la vidéo, ces pixels créent peu à peu une image qui se délite tout en douceur. Ici, plus d’autres tons que le noir profond et le blanc, conférant un aspect proche du cinéma expressionniste allemand. Le résultat flirte aussi avec l’abstraction et conduit ces nouveaux travaux vers un monde plus onirique. Du moins en apparence car les sujets demeurent les mêmes : des policiers, un chien-loup, une émeute en Inde, une vue de Berlin bombardée après la guerre… Shanta Rao fait preuve d’une résistance toujours tenace. Moins visible en apparence, mais au final plus radicale, plus simple, plus brute.
Marie Maertens