Gilles Verneret, 2005, courtesy
Galerie Françoise Besson 10 rue de Crimée 69001 Lyon France
L’exposition à l’A48
M’est avis, qu’il y a comme un effroi entre elle et le regard posé, comme si on cherchait à contenir ses ébats retors.
Enracinée jusqu’au déséquilibre, elle surgit telle cette apparition dans un duo rosé sur une route qui s’évanouit dans l’horizon, amorce d’un crépuscule redouté.
Que ces peupliers frémissent à l’aube jusqu’au pont suspendu d’un midi martelé de pierre et de sang : balle fracassée, absente et muette, qu’ils appellent de leur voeux maudits, cette paix foulée dans la poussière rouge d’un messager qui n’arrivera pas.
On ne la convoque pas ainsi, m’est avis qu’elle est revendiquée avec le cœur sur des années de silence, englouties où les restes calcinées de manufacture sont sans voix, brûlures face à l’irrémédiable et a l’inoccupé.
Cloué au sol, pas d’autre moyen de s‘élever que d’accueillir dans cet asile, calice terreux, la lumière d’Août en apnée, qui suggère un court désertique.
M’est avis que les joueurs y ont disparus derrière la toile tissée les séparant d’elle inaltérable et triomphante.
Marqués du sort qu’ils sont, sur cette borne constellée, témoin funéraire de leur passage destructeur à travers elle.
Texte de Muriel Moutet, janvier 2008
Sur l’image, d’abord, le bleu : la moitié de la photographie est offerte au ciel de ce bleu si tranchant des étés méridionaux. Bleu encore, l’élan qui s’esquisse, l’envol interrompu de l’avion vers lui. L’envol est doublement arrêté. Quelques signes ténus témoignent de ce que l’objet technologique n’est plus qu’une ruine – l’envol se retourne en chute, en crash silencieux. Mais le geste de l’opérateur photographique le fige à nouveau et l’enserre dans le filet d’un regard, ainsi que le cygne mallarméen saisi par la glace, battant des ailes vers l’Azur. Ce regard, ici, ne se fait pas oublier : il est révélé précisément parce qu’empêché : l’obstacle du grillage, dans son extrême proximité avec l’objectif, qui le rend flou et le déréalise, n’en prend que plus de densité. Obstacle minimum, obstacle irréductible qui témoigne de ce qu’il y a là un regard, de ce qu’il y a là une image, signe paradoxal de la présence au monde et de l’impossibilité du contact.
La carcasse de l’avion est pourtant aussi, simplement, quelque chose qui repose. Paisible. Il y a comme un devenir-nature de l’artefact humain, à présent objet du monde, aussi naturel, c’est-à-dire aussi intouchable que les montagnes, le ciel, l’herbe sèche de l’été.
De ce monde la beauté est mystérieuse d’insignifiance – invisible à ceux qui la cherchent, à ceux qui prétendent la circonscrire, la « saisir » avec une méthode, un projet, une idée, un concept. Elle se donne seulement si on renonce à l’atteindre.
Dans les photographies de Corse de Gilles Verneret se dressent partout ces barrières redoublées : barrière naturelle des montagnes bleutées ou ocres, barrières humaines (grillages, clôtures, filets, portails clos barrant les chemins poudreux conduisant vers le fond lumineux de l’image).
Elles scindent l’espace, dérisoires et obstinées. Ici, un muret de pierres sèches, rendu plus infranchissable encore à celui qui regarde par la provocation d’une ronce à la courbe folâtre, barre totalement l’image. Là, quelques branches calcinées appellent de derrière le rebord de la route, vers l’au-delà invisible d’un à-pic qu’on devine ravagé par un feu récent. Là encore, le virage de la route fuit dans l’ombre vers la gauche de l’image, avalé par les montagnes hiératiques qui dissimulent son trajet.
Rien pourtant de métaphorique dans ce motif réitéré, pas de discours ou de concept projeté sur l’étendue, ou sur la photo déjà faite. Il s’agit d’un travail très « primitif » selon les mots mêmes du photographe, un travail dans lequel l’image naît de l’effleurement d’un paysage aimé, de l’intensité de l’affect suscité par le corps-à-corps avec les choses, infiniment désiré, toujours refusé. Garder trace de cet élan, prendre l’empreinte de cet en-avant du désir et de ce qui l’entrave – tel est l’enjeu. Sauvegarder ce qui peut l’être de l’instant qui bascule, de la lumière qui s’échevèle sur les crêtes lorsque vient le soir d’une journée splendide, de la route qui bifurque, n’est-ce pas la raison d’être de toute prise photographique, la raison simple et profonde qui nous fait remplir d’images des albums ?
« Cela n’a d’intérêt », dit encore Gilles Verneret, « que parce que c’est de la photo ». Et cette photo, il l’entend comme trace de traces, témoignage humain de ce que l’homme fait au monde.
De là, bien entendu, le refus de passer par-dessus ce qui pollue le champ visuel, de nier ou de dissimuler ce qui fait barrière. La nature en elle-même nous est inconnaissable : notre regard seul la transforme, la déflore. Elle est en elle-même infiniment pure, pour nous nécessairement souillée, hérissée de barbelés, aplanie et nivelée par des rubans d’asphalte mordant dans ses reliefs, couverte de débris. Il faut aimer cette souillure (et le mot doit d’ailleurs se comprendre comme dépouillé de toute implication morale), ainsi que la photographie qui la répète et la formalise, car elle est le mode même sur lequel se bâtit notre rapport au monde.
Le paysage esthétisé, image traditionnelle d’une nature parfaite, infiniment découpable en cartes postales aux ouvertures séduisantes sur les flots scintillants, aux rocs altiers impeccablement cadrés, relève d’une aimable fiction artistico-touristique, au kitsch inlassablement réitéré, d’un mensonge dont l’éthique du photographe ne saurait s’accommoder.
Est-ce à dire que le travail de Gilles Verneret, a-conceptuel et instinctif, serait totalement hasardeux ?
Certes, non. Le refus du formalisme et de la composition esthétisante n’est pas antinomique de l’émergence d’un « punctum », « signifié maximum qui recentre tous les éléments [visuels] autour de lui »1 et par rapport auquel opérateur et spectateur se positionnent. Ainsi, au-dessus de la route de Corse, juste à l’aplomb de la ligne pointillée au moment où elle se perd dans sa propre courbe, s’élève une lune minuscule et pâle, presque indistincte et, en conséquence, intensément signifiante. Elle fait signe, oui, mais comme toute image photographique, ne fait signe que vers elle-même en tant qu’empreinte impossible – intraduisible pensée écrite en couleurs, formes et lignes de forces.
Beauté du signe décontextualisé - à l’instar du « panneau désindicateur » qui donne son titre à une photographie. Sa verticale, sûre d’elle‑même, caractéristique d’une volonté d’emprise sur le monde par l’arpentage et la nomination, est contredite par le badigeonnage en blanc des inscriptions qu’il porte et par les impacts de balles qui le trouent. Ces marques dénient son adéquation conventionnelle, langagière à cette terre. Laissons de côté l’implication politique du « symbole » – ce n’est pas notre propos – et contentons-nous, conformément à la pratique que nous avons adoptée, de ce que l’image nous propose. Comme l’image elle-même d’ailleurs, le panneau est une flèche orientée, tournée vers une direction perdue. Le référent existe – village réel mais inaccessible dans la plénitude de son identité. La matière sensible du support existe également – le métal du panneau porte les traces de l’agression, impacts aux bords rouillés, comme la surface photographique garde l’empreinte lumineuse des choses. En revanche, le message lui-même est raturé.
Le « panneau désindicateur » ne montre donc pas un but géographique, mais appelle à la traversée de l’obstacle qu’il représente lui-même. Malgré l’effacement apparent du sens, il continue inlassablement de faire signe, parce qu’il est parcouru de trouées au travers desquelles le ciel corse se livre, dans son imperturbable bleu.