Tous droits réservés. Vincent Labaume / Galerie Loevenbruck, Paris
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Raoul Hausmann raconte qu’il a eu la révélation du photomontage alors qu’il était en promenade avec Hannah Höch en Baltique pendant la première guerre mondiale et qu’il découvrit dans chaque famille d’un petit village une lithographie accrochée au mur représentant un grenadier sur fond de caserne, sur la tête duquel on avait collé un portrait photographique du soldat de la famille.
Quant à moi, l’idée de ces « antéclips » m’est venue il y a près de trente ans en visitant ma grand-tante Julia Langoult, agricultrice de la Nièvre qui, dans les années soixante-dix, tapissait régulièrement l’intérieur de sa grange et de son étable d’images de magazines qu’elle découpait pour, disait-elle, « distraire les vaches » ; et qui avait également pour habitude de coller un portrait tout rond d’animateur souriant, qu’elle renouvelait tous les solstices, sur le disque balancier de sa pendule comtoise, cette fois, disait-elle, afin de « distraire le temps ! » (Pierre Desproges s’en inspira quelques années plus tard, pour le générique télévisuel de sa Minute nécessaire.) Aussi, à son exemple, me suis-je astreint pendant des années à cette pratique (qui fut presque quotidienne entre vingt et trente ans) de transformer le « donné » des magazines et autres supports imprimés en une sorte de collage alla grottesca qui alliât le souci de ma grand-tante de distraire les vaches et le temps, au voeu séculaire de Grégoire le Grand : « la peinture peut être pour les illettrés ce que l’écriture est pour ceux qui savent lire. » Car je me suis efforcé d’écrire en illettré dans ces matières, en creusant le vide des visibilités avec des intuitions qu’on pourrait qualifier, au choix, de tantrisme « pauvre » voire « fumiste », ou relevant tout bonnement du premier insulteur iconique venu. Toutefois seul le « transformé » réussi m’a toujours importé : celui qui fait monter le langage des figures immémoriales dans le dévergondage des symboles et des allégories journalières. Il faut parfois attendre longtemps qu’apparaisse la petite teinte de cercueil sur la palette changeante des grâces… La grâce qui a toujours un coût de produit !
Avec le temps (et sa distraction), s’y sont greffés les accidents et les turpitudes du vécu, les allégories persistantes de la vie moyenne, les pulsions publicitaires privées et les utopies au cutter, la manie du dessin et de la figure, l’archivage photographique et l’apprentissage des formes manifestes.
Vers 1991, la création du Groupe de Recherche Errata orienta une partie de ces productions domestiques vers une « désappropriation » généralisée des marques et des mots, afin de libérer la teneur auratique des produits et des images de consommation. Ainsi, dans chaque antéclip développé se repère la traçabilité d’une histoire endurcie de consommateur déniaisé. En même temps qu’un geste simple qui s’essaie au poème plastique, cherchant l’intervalle neuf qui déchire le temps, comme dans cette réclame des années soixante pour un chiffon essuie-tout jetable, où les deux phases de la ménagère sont surimprimées en une seule image : « Je-m’en-sers-je-le-jette ! » Ne peut-on rien avoir à faire d’un sac dans un sac, d’un nu de pharmacie dégradé au détergent, d’une orange pelée rhabillée d’une peau de pomme, d’une faille d’information au pied d’un angle, d’une Vénus mal encrée de Parisien dans un cadre de parfum à la trichromie sépia, d’un operculefraîcheur de yaourt enkysté ?… Certes, oui : « je m’en sers je le jette ! » On peut aussi les enchaîner par affinités « polygraphiques » afin de remonter aux histoires qui transpirent des emballages et des slogans expurgés, un peu comme le moine polygraphe Raban Maur, au IXe siècle, faisait ses Louanges à la Croix en dessinant avec du texte des sortes de grilles de mots croisés où les figures bibliques transpiraient des messages saturés. Toutefois, comme disait Piero Manzoni : « Il ne s’agit pas d’articuler des messages ! » Et l’histoire ce n’est rien d’autre que la vignette repositionnable des figures qui désignent un monde sans signifier une fin. Ne plus être post- ; être pré-. Croire au temps et aux vaches.
Anteclip est le titre innovant d’une émission de Claude Dominique dans les années 1980 sur France Inter; je reprends ce mot en hommage à ses montages ciselés et ses mixages frénétiques pour qualifier un genre de rébus anté-narratif de figures émotionnelles de proximité.
D’ici là, retrouvez le feuilleton Un monde unpeaceful de Vincent Labaume sur ARTE RADIO.
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