Sagamie 50, St-Joseph, C.P. 93 G8B 5V6 Alma Canada
Dans le cadre de son nouveau COLLOQUE portant sur les enjeux de L'IMPRIMÉ NUMÉRIQUE EN ART CONTEMPORAIN, le Centre SAGAMIE vous présente la conférence de Mme ÉLÈNE TREMBLAY intitulée De quelques impacts des technologies numériques sur la photographie, deuxième de cette série de diffusions. Bonne lecture.
Tout au long de ce colloque, les sujets élaborés par les conférenciers questionneront les différentes implications des outils numériques de production sur la création bidimentionnelle en art actuel. Ils examineront également l'influence de l'imprimé numérique grand format sur la création et la diffusion des œuvres. Enfin, en analysant certaines pratiques spécifiques, ils exploreront l'ascendance de l'environnement numérique sur les divers champs de création en arts visuels.
Ces conférences sont diffusées, par courriel à 3 600 participants intéressés par le sujet à travers le Canada et à l'étranger : artistes, critiques, organismes, amateurs d'art... L'objectif de ce « Colloque via Internet » est de mettre en place un espace de réflexion et de communication entre les professionnels de la pratique afin d'approfondir la réflexion théorique et critique entourant la création et l'impression numérique, un médium artistique en pleine émergence. Ainsi les abonnés sont invités à réagir par courriel aux conférences. Les interventions des participants seront regroupées sous forme de bulletins et rediffusées aux abonnés dans le but d'alimenter le débat.
Les textes des auteurs seront ensuite regroupés dans un livre dirigé par Mme Sonia Pelletier qui sera publié aux Éditions d'art LE SABORD. En plus de faire office d'actes du colloque, ce livre présentera un parcours visuel à travers les œuvres numériques de 50 artistes ayant réalisé une résidence de création au Centre SAGAMIE au cours des dernières années.
Ce colloque est rendu possible grâce à l'appui financier du Conseil des arts du Canada.
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TEXTE DE LA CONFÉRENCE DE
Élène Tremblay
De quelques impacts des technologies numériques sur la photographie
Il n'est plus possible de regarder une impression numérique sans être conscient que celle-ci ne reflète qu'un seul des états transitionnels de l'image inscrite dans un processus de transformation virtuellement sans fin. L'image photographique, devenue données numériques, n'est plus un objet fixe mais un extrait issu d'un continuum fluide fait d'algorithmes en attente de nouvelles configurations.
Devant l'impression numérique, une question surgit. Pourquoi l'artiste s'est-il dit : voilà l'image finie, celle qui sera imprimée ? Les transformations auraient très bien pu se poursuivre ad vitam aeternam et l'image n'exister qu'à l'écran. Cette virtualité du fichier original est indissociable de toute impression numérique. Nul ne peut en faire abstraction. L'image n'est plus une transcription liée à son référent, témoin d'un moment, mais matière à transformation, une parmi des billions. Elle porte en elle, à son origine même, le statut de données modifiables, parties prenantes d'un flux continu et virtuel.
Il ne s'agit pas ici de regretter l'image analogique. Comme le fait remarquer Jean-Marie Schaeffer1, l'image numérique ne fait que décupler les moyens de réaliser des effets déjà existants (la retouche, le collage) et l'acte de créer des fictions trouve simplement de nouveaux outils. De plus, toujours selon Schaeffer, comme ces technologies sont le plus souvent utilisées afin de mimer et de reproduire le réel sans le modifier, de la même façon que la photographie traditionnelle, on ne peut conférer aux images numériques un statut différent. Il ne s'agit pas non plus de retomber dans un débat moral sur la valeur d'authenticité de l'image photographique ou du travail artistique fondé sur l'imitation et la fiction. Je préférerai observer les conséquences de cette transformation de l'image photographique devenue matériau numérique facilement modifiable. (Note de l'auteur : le terme matériau dans ce texte sera employé au figuré.)
Un surplus de potentialités
Il est paradoxal que l'image numérique, participant à un processus de dématérialisation de l'œuvre d'art, devienne, par son extrême malléabilité, d'autant plus matériau. Matériau, échantillon du réel qui, comme le son numérisé, se prête à la copie et à la manipulation. Notre relation à ce matériau s'inscrit dans une dynamique de consommation, d'assimilation et de régurgitation accélérée. Le fichier numérique est consommable, en mouvance et s'insère dans le flot incessant des images sans y inscrire une identité arrêtée. Il est, à maints égards, de l'ordre du surplus ; dans la facilité avec lequel on le produit en quantité et on l'accumule ; dans la quantité d'informations qu'il génère et dans le nombre de ses métamorphoses potentielles. Il est étape dans une multitude d'amalgames possibles. L'image numérique apparaît comme un signifiant évoluant rapidement à distance de son référent, chacune des manipulations potentielles l'en éloignant. En transit, sans lieu fixe ni identité propre, elle se démultiplie et se copie elle-même. Elle est à l'image de notre société de surabondance et de sa programmation télévisuelle, où l'image de l'objet convoité est vite remplacée, une image chassant l'autre.
Une question se pose : si les transformations possibles sont infinies, quel intérêt conservent-elles ? Pourquoi l'une plutôt que l'autre ? Comme le souligne Edmond Couchot, les stratégies récentes en art contemporain, d'appropriation, de détournement, de déconstruction, d'exhibition des processus et de négation de l'objet au profit du projet perdent, avec le numérique, de leur signification. « Peut-on encore parler d'appropriation à propos des objets numériques qui sont par définition diamorphiques (entre deux formes), utopiques (sans lieu propre), uchroniques (sans temps propre, et donc imprésentables), sans identité fixe ni permanente, sans auteur unique ni définitif2 ? »
Empreinte ou représentation
Le naturalisme et le réalisme de l'image photographique avaient déjà suscité un débat polarisé autour de deux statuts : celui d'empreinte ou celui de représentation. La position plus récente pointait vers le caractère obsolète de la croyance en la pseudo-objectivité de l'image photographique, en sa qualité de fenêtre sur le monde (transparente) ou encore d'empreinte fidèle, et proposait plutôt une lecture critique de l'image photographique comme représentation porteuse du point de vue de son auteur, révélatrice de la position idéologique de ce dernier et construite délibérément au même titre qu'une peinture. Les plus habiles collages d'images numérisées créés par des artistes actuels s'apparentent d'ailleurs aux fresques de la peinture classique par leur composition extrêmement contrôlée.
Les technologies numériques viennent contribuer au débat, en conservant l'apparence de réalisme et de véracité qui confère à l'image photographique un tel pouvoir de persuasion et de vraisemblance tout en introduisant un doute sur la manipulation possible de l'image. Réalisme et doute, opposés en apparence mais qui, lorsque confrontés dans une même œuvre, provoquent une oscillation potentiellement créatrice de questionnements fondamentaux. De telles images requièrent pour leur lecture que la culture individuelle de l'image soit informée des processus de fabrication de l'œuvre et de la nature du matériau numérique. Elles obligent le public à raffiner sa lecture de signes de manipulations parfois imperceptibles et à se renseigner sur les intentions de l'artiste. Comment savoir, par exemple, si nous ne nous renseignons pas sur la démarche de l'artiste, que certaines images sont fabriquées à partir de multiples prises de vue, réunissant ainsi des personnes qui ne l'étaient pas. La photographie, malgré qu'on la sache numérique, continue à conserver auprès du public sa tradition de réalisme, contrairement à d'autres productions visuelles (cinématographique, télévisuelle, plus connues pour leur usage de la fiction et des effets).
La perfection versus l'imperfection
Il y avait dans la photographie pré-numérique une part d'aléatoire et d'imperfection qui peut maintenant être éliminée que ce soit au moment de la prise de vue par le biais de la pré-visualisation immédiate des images, offrant la possibilité de reprendre et de perfectionner la prise de vue, au moment du passage de l'image dans le logiciel de traitement de l'image avant sa sortie sur papier ou à l'écran par le biais de la retouche et de modifications des qualités de l'image (luminosité, couleur, etc.). La gamme des modifications est beaucoup plus grande que celle pouvant être réalisées en chambre noire. Il est donc possible de perfectionner l'image, ce qui en soi est merveilleux, mais vient également lui attribuer un surplus de perfection. Un surplus, car à force de lisser, d'effacer, d'intensifier, de saturer, de recadrer, d'illuminer, l'image devient plus-que-parfaite (à l'exemple de ces mannequins qui semblent avoir été peints au fusil à peinture) et acquiert une certaine froideur, un côté factice.
L'impression numérique
Lorsqu'on l'observe attentivement et de très près, on a bel et bien l'impression d'être en face d'une illusion sans profondeur. Les encres demeurent à la surface du papier, en à-plat. La luminosité est remplacée par des degrés de blancheur. De loin pourtant, l'illusion photographique est parfaite. De près, on peut plutôt l'associer aux produits de l'imprimerie où tout est question de résolution et de trame. Derrière cette impression de netteté, on assiste en fait à la manifestation de la technologie
prenant l'aspect d'une photographie par le biais de calculs programmés, de la même façon que celle-ci peut imiter les qualités sonores d'un instrument de musique. Imitation et leurre. Comme le souligne George Legrady3, tout de l'image numérique est simulation du photographique où les calculs servent à attribuer à chaque élément de l'image (pixel) une position (verticale et horizontale) ainsi qu'une valeur (couleur, luminosité) qui permettent de les modifier individuellement. Cette répartition de l'information donne accès à de multiples contrôles d'une grande précision et à des impressions identiques (un avantage non négligeable). De tels résultats standardisés ne sont pas possibles en chambre noire où ils sont tributaires des contingences de l'équipement et de la personne effectuant les tirages. Une partie du processus de chambre noire se retrouve automatisée tandis que s'élabore une nouvelle expertise.
Hybridité
Le fichier numérique, par définition, peut se mêler et s'associer à toute autre forme de fichier informatique (son, texte, éléments graphiques, etc.). De plus, les images numériques peuvent avoir été fabriquées sans enregistrement initial du réel. Lorsque des artistes créent de toutes pièces des formes abstraites, figuratives ou non, colorées, avec ou sans impression de volume, et les plaquent dans des représentations photographiques réalistes, ils provoquent une rencontre encore surprenante (un peu à l'image de certaines interventions sur la photographie réalisées auparavant avec la peinture). L'élément graphique qui s'insère dans l'image photographique est perçu comme un objet qui lui est étranger et n'est pas de même nature. Employée en publicité pour intégrer de la typographie, des logos, des sigles et des images de produits ou encore en architecture pour simuler des constructions projetées dans un environnement réel, cette stratégie lorsque détournée à des fins artistiques génèrent des objets visuels hybrides desquels émane encore une certaine aura de science-fiction. Elle permet de représenter littéralement l'objet imaginé, fictif dans un espace réel et de lui conférer certaines qualités de présence photographique.
La publicité, le cinéma, les arts visuels et médiatiques bénéficient encore d'un effet de nouveauté et de fascination causé par les prouesses technologiques qu'engendre cette formidable machine à illusion.
Les pièges de l'illustration
De multiples dangers guettent l'utilisateur des outils pré-programmés. Outre l'évidence des effets manufacturés, il y a la tentation de forcer l'image à signifier de manière unidirectionnelle. Ce faisant, nous entrons dans un processus d'illustration des intentions dont le risque principal est celui de caricaturer la pensée.
Il ne faut pas oublier les connotations que transportent avec eux les outils de l'infographie. Ils ont été conçus pour assister les métiers de la publicité (imprimée et à l'écran) et de l'édition et conservent les pouvoirs de l'usage qui leur était destiné : celui d'illustrer, de conférer un style, une apparence. Cette question du rôle illustratif de la photographie a déjà fait l'objet d'une guerre historique entre le photojournalisme et la photographie dite d'art. Remplaçant la gravure dans les journaux, son utilisation s'est effectuée selon les mêmes principes : illustrer l'article, se plier au sens de la légende, se prêter au jeu de l'interprétation dirigée par le texte. Roland Barthes l'avait souligné4, l'image est un signifiant ouvert, faite de couches multiples de sens qu'il est possible de détourner vers une interprétation forcée. Il s'agit là d'ailleurs d'un des intérêts principaux des illustrateurs de magazines et de journaux : s'arroger le pouvoir d'adapter l'image au texte, au format de la page, à l'effet visuel désiré.
Une lecture informée
Ces outils, lorsqu'ils sont utilisés par les artistes, la plupart du temps dans des stratégies conceptuelles ou plus ambiguës, permettent de faire référence à leur usage dans les médias de masse ou de réfléchir leur impact au niveau de la réception des images. Désormais, il faudra tenir compte, parmi les changements qu'ils provoquent, du fait qu'une image photographique peut être le résultat de plusieurs prises de vues réalisées en divers temps dans divers lieux, assemblées de façon plus ou moins apparente et non plus le résultat univoque de la saisie d'un seul et unique instant. La malléabilité du matériel photographique transformé en fichier numérique facilite l'accès à l'image et son appropriation artistique à des fins extrêmement diversifiées.
Avec le collage, s'ajoute à l'image un niveau de construction qui permet à l'artiste de semer un doute dans l'esprit du public sur la véracité et la vraisemblance de l'image et ainsi provoquer un questionnement sur les interventions à l'œuvre dans sa fabrication. Comment ces interventions et manipulations affectent-elles la lecture de l'image ? Elles semblent agir dans le même sens que les approches récentes en art contemporain, en favorisant certes une déconstruction des langages et codes visuels existants mais avec un degré de perfectionnement dans leur capacité à nous leurrer qui leur est tout à fait propre. Ce perfectionnement du leurre induit un effet de regard en deux temps ; un premier regard qui nous fait d'abord entrevoir une image photographique vraisemblable et un deuxième regard plus informé des paradigmes de la nouvelle culture de l'image qui nous fait rechercher l'erreur, la manipulation.
Ce qui se présentait comme une simple photographie, une fenêtre sur le monde, en apparence aussi réelle que le monde qu'elle donne à voir, demandera donc au public une connaissance plus approfondie de la culture de l'image et des moyens technologiques actuels. Le public devra prendre une position plus interrogative et sceptique devant celle-ci et ne pas présupposer de ce qui s'est passé en amont de la production visuelle qui lui est présentée. Afin de mieux déchiffrer ces images, il lui faudra être au fait des démarches des artistes et des intentions des producteurs d'images.
Avec les technologies numériques, nous sommes devant des images de plus en plus construites. Mais comme le matériau utilisé demeure une captation parfaitement vraisemblable du réel, la double qualité du photographique d'être à la fois document et représentation, persiste. Dans les images numériques, cette dualité interne de la photographie constitue le site d'un intense bouleversement. Les nouveaux outils font basculer l'image plus facilement du côté de la fiction et encore plus définitivement du côté de la représentation (ou de la simulation). La tension entre vraisemblance et doute bascule, générant des déplacements du jugement et questionnant les présomptions. Il est à prévoir que le public en viendra à ne plus percevoir l'ensemble des photographies comme une preuve authentique de ce qui a été présent devant l'objectif mais comme une fabrication de même nature que les images produites en publicité.
Les images produites avec les technologies numériques s'inscrivent dans une dynamique de foisonnement déjà amorcée avec l'apparition de la photographie au tournant du XXe siècle.
Élène Tremblay
Notes
1. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, coll. Poétique, Paris, Seuil, 1999.
2. Edmond Couchot, La technologie dans l'art. De la photographie à la réalité virtuelle, coll. Rayon Photo, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1998, p. 224.
3. George Legrady, Image, Language and Belief in Synthesis: From Analog to Digital (version numérique sur cédérom), Jean Gagnon (dir.), Musée des beaux-arts du Canada, 1998.
4. Barthes Roland, « Rhétorique de l'image », Communications no 4, Paris, Seuil, 1964.
Élène Tremblay est artiste et commissaire d'exposition. Elle vit et travaille à Montréal. Elle a dirigé la galerie VOX à Montréal de 1998 à 2002 et a organisé, à titre de commissaire, des expositions vouées à la photographie actuelle, à l'art web et aux arts médiatiques. Son travail en photographie est présenté régulièrement au pays et à l'étranger et ses œuvres font partie de collections publiques et privées. Depuis 1997, elle a réalisé des œuvres web dont Chagrins (1997) et Figures (1999) et participé au projet collectif Vilanova (2002). Elle est chargée de cours en photographie dans différentes universités, détient une maîtrise en arts visuels, (photographie), de l'Université Concordia de Montréal et est candidate au Doctorat en études et pratiques des arts à l'UQAM. En 2007, elle a dirigé la publication L'image ramifiée, sur la relation de la photographie au Web, aux éditions J'AI VU et initié, à titre de commissaire, un projet web collectif avec L'Agence Topo intitulé Mes/my contacts qui réunit les artistes Maryse Larivière, James Prior, Marcio Lana-Lopez et Marie-Josée Hardy autour de l'idée de l'identité fictive.