Il y a un an, quand Ana Zulma rencontre Françoise Besson à Lyon dans sa galerie perchée sur les hauteurs de La Croix-Rousse, une troisième personne s’immisce dans leur échange : Jackie Kayser, disparu en 2004. L’artiste plasticien et dramaturge, à l’oeuvre complexe, volumique et troublée par les transversalités de genre, de sexe et d’identité altérée, prend largement place dans l’échange engagé entre les deux femmes. Faire d’une coïncidence une inévitable évidence devient alors une nécessité. À cette croisée des chemins, l’idée d’une cohabitation artistique entre l’ancienne élève et son enseignant s’impose. Se profile peu à peu la perspective d’embrasser la possibilité de faire ressurgir du passé et des tréfonds de l’oeuvre de Jackie Kayser, ses ombres oubliées. Lui, qui tout au long de sa vie a su déranger un ordre entendu. La conversation impossible se tiendra dans l’espace de la galerie qui accueillait autrefois des métiers à tisser, dans un des quartiers de la soie, des bobines, et des mécaniques d’antan teintées de liens sociaux résistants. Le territoire de la révolte des Canuts marqua son époque par ses luttes pour la liberté par le travail, il ouvre aujourd’hui un champ nouveau pour la création contemporaine.
En 2017, lorsque commence sa « chasse à l’ours », animal auquel Jackie Kayser était associé par son entourage, Ana Zulma vit en Côte d’Ivoire depuis près de dix ans. Elle y a installé son atelier et s’est établie durablement dans ce paysage étrangement lointain de ses origines. Les inflexibilités des hasards la contraignent à revenir sur un passé en distorsions mémorielles. Ce passé n’est pas tout à fait le sien, à la fois, c’est celui qui l’entraîne à voir ses premiers mouvements à produire, et à se mettre en scène en tant qu’artiste. L’aventure naît de la rencontre ou inversement, des liens qui surgissent quand bon leur semblent, parfois aussi des souvenirs reparus. L’exposition se construit par épreuves, elle recèle d’indices et nous amène sur les pistes glissantes de la trajectoire d’une oeuvre et de son auteur. Ana Zulma s’est mise à suivre les empreintes laissées à la postérité, à retrouver des objets, des témoignages qui questionnent la vie de Jackie Kayser.
Entre les murs de la galerie de Françoise Besson, les oeuvres des deux artistes interrogent leur relation par les volontés d’un voyage dans un temps imaginaire. Réminiscence et réactivation : le professeur des Beaux-Arts, Jackie Kayser criait le nom de son élève du bout du couloir. Aujourd’hui l’artiste qu’elle est devenue à force d’éloignements physiques avec le périmètre de son enfance, revient dans la région de ses peurs profondes, et elle fait front. Ana Zulma décide, par la liaison des destins, d’enquêter sur la vie et l’oeuvre de Jackie Kayser. Déroutée pourtant par la nature de sa relation avec ce personnage atypique, du fantasme, de l’admiration, ou de la hantise qu’il suscitait, elle en tire aujourd’hui des liens avec sa propre démarche artistique. Une exhumation se produit inévitablement de la recherche de sens révélés par certains souvenirs, et d’autres se miroitent dans le linceul que Jackie Kayser a déposé. L’action qu’opère Ana Zulma permet de mettre à jour pour tirer de l'oubli, les pans et les reliefs de l’oeuvre de son maître ancien. L’exposition s’engage avec une image flouée qu’Ana Zulma réalise à l’aide d’un procédé photographique en passages de lumière. Puis, à la main, elle vient ôter méticuleusement des zones d’impression. Cette version fantôme d’un portrait de Jackie Kayser revêt le titre de L’étrange évidence.
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« Je continue à avancer sur les traces de sa mémoire qui peu à peu me révèle », ressent et exprime Ana Zulma. Dans ce souffle d’une collaboration avec l’absent, elle s’enlise dans des papiers gigantesques, en contemplant les oeuvres qui ne sont pas les siennes pour tirer les fils du contraire, de la répartie, en rupture ou en continuité. De la part d’ombre laissée par la disparition elle s’attache à extirper les murmures d’un artiste marquant et déroutant, à la puissance écrasante de son oeuvre vaste, aux dystopies qu’il agite. Jackie Kayser avait des fascinations ; on les retrouve dans son « objet : petit a », qu’il arrache à ses peintures, un moyen de dissimuler ou de révéler. Une matière invisible, invoquant une de ses obsessions issue la psychanalyse Lacanienne. Au regardeur d’ajouter, de contourner ou encore de se projeter dans cette forme blanche aux allures d’un sexe neutre, glaçant, inerte. Un volume vif, rouge et velours lorsqu’il apparait hors tableau. L’artiste insuffle de la vie sur cet objet malin, qu’il calme ou anime au grès de ses pulsions.
Dans le parcours de l’exposition, s’en suit une série narrative, aux titres tirés de l’enfance, toute candeur et frontières affranchies. Comme des saynètes, des mises en jeux, les rôles se tiennent et se renversent. Ana Zulma tiraille, écorche et déforme les images, les modelant jusqu’à la disparition du fond, la matière se brise, la photographie n’est plus. Un tableau de laine apparaît, fait d’icônes de rêves cousues, de détournement de la réalité, vers un récit en creux, celui de l’histoire d’un homme en errance dans le spectre familial. Sa série Les contes de Kayser synchronisent mes gestes est une ligne de vie où se côtoient des principes récurent des deux artistes, le chemin de l’enfant, la vocation à être en marge, la capacité à vivre l’imaginaire, à explorer les mythes et la transgression.
L’installation Enceinte, encendrée d’Ana Zulma, retranscrit par le langage plastique l’idée de la perforation et du recouvrement, du pansement de l’âme de l’enfance. L’oeuvre de Jackie Kayser est indéniablement liée à un drame familial, à la perte de son frère aîné âgé de trois ans. Cette tragédie jette les pourtours d’une existence entre la présence au monde et l’au-delà silencieux. En portant un nom féminisé que lui donne sa mère, en portant le poids de la fatalité, l’oeuvre de l’artiste est traversée par le mythe de Léda et le cygne, dont il transperce le sens collectif par sa propre histoire, son vécu et son état affectif. Le mythe de Léda et le cygne qu’il peint sans que l’on puisse y reconnaître un trait humain, est pourtant proche d’une facture classique, dans laquelle on est en prise à sentir l’entremêlement des corps, la puissance de la gouvernance des dieux qui fait surgir la fécondité.
Vie de porcelaine d’Ana Zulma est l’euphémisme des Autruies de Jackie Kayser. Le miroir déformant de la série de sculpture des femmes-truies, figures à taille humaine en taxidermie. Leur difformité totémique a trait à la sexualité animale, à la chair. Le pendant de cette créature anthropomorphe que révèle Ana Zulma se situe dans un registre immaculé, le blanc, le pur. Comme si pour répondre à l’ordre provocant de la bête, elle s’était faite microscopique, parcourant le corps de l’intérieur, dans une dimension céleste. Ses papiers blancs et percés, deviennent des paysages de l’infiniment petit et de l’immensité. On devine sous la peau de la toile, en transparence, les fluides qui circulent, le mouvement presque imperceptible du pouls. Des battements d’ailes, ou la vision que pourrait avoir un oiseau en survolant une mer blanche opaque. Vie de porcelaine contraste avec le travail de Jackie Kayser, elle porte une douceur sans naïveté, un léger souffle de vie sur des morsures de l’âme d’un être qui s’est construit dans l’altérité à forcer, dans l’oeuvre qui cherche à déchirer, à diffuser un cri de douleur. Ana Zulma, elle, chantonne des airs en raccommodant son passé sur les images de famille et les archives perdues, retrouvées, inconnues ou collectées, avec une détermination sans faillir, vers une mission réconciliatrice, en premier lieu avec elle-même.
Julie Diabira, 19 avril 2018
Galerie Françoise Besson
10 rue de Crimée
69001 LYON