© Man Ray, Shakespeareanequation, 1949. Oil on canvas
«Qu'est-ce qu'une belle photo ?
Qu'est-ce qu'une belle femme ?
Je ne sais pas.
Qu'est-ce qu'une peinture Abstraite ?
Qu'est-ce qu'une peinture Figurative ?
Je ne sais pas.
Je ne fais que des non-abstraction.»
(Man Ray, ca. 1996)
La carrière de Man Ray à Hollywood entre 1940 et 1951, éclipsée par sa période dadaïste et surréaliste, est ici mise à l'honneur durant l'exposition «Man Ray – Human Equations, a Journey from Mathematics to Shakespeare» qui se tient en ce moment à la Phillips Collection à Washington DC (7 février - 10 mai 2015).
Co-organisée par la triple alliance de l'Israël Museum à Jérusalem, de la Phillip Collection et de la Glyptothèque Ny de Carlsberg à Copenhague, l'exposition est complétée par un catalogue, disponible en anglais uniquement, qui prend la forme d'une pièce de théâtre.
Un prologue écrit par Wendy A. Grossman et Andrew Strauss - les curateurs de l'exposition - introduit le lecteur au fait que, si Man Ray a fait l'objet d'innombrables expositions, celle-ci est au demeurant très particulière. En effet, elle regroupe les vingt-trois peintures qui composent sa série des «Shakespearean Equations». Réalisées dans son studio à Hollywood, cette série datant de 1948 s'inspire des photographies des objets mathématiques conçus par Man Ray lui-même. Les curateurs ont voulu mettre en avant la fascination de l'artiste pour la science, la littérature et pour l'art, disciplines qui se sont mutuellement enrichies depuis des millénaires.
(left) Mathematical Object: Algebraic Surface of Degree 4, c. 1900. Wood, 3 1/8 x 2 3/8 in. Made by Joseph Caron. The Institut Henri Poincaré, Paris, France. Photo: Elie Posner (middle) Man Ray, Mathematical Object, 1934-35. Gelatin silver print, 9 1/2 x 11 3/4 in. Courtesy of Marion Meyer, Paris. © Man Ray Trust / Artists Rights Society (ARS), NY / ADAGP, Paris 2015 (right) Man Ray, Shakespearean Equation, All’s Well that Ends Well, 1948. Oil on canvas, 16 x 19 7/8 in. Courtesy of Marion Meyer, Paris. © Man Ray Trust / Artists Rights Society (ARS), NY / ADAGP, Paris 2015
Edité par Wendy Grossman et Edouard Sebline et conçu par Eileen Boxer, le catalogue est donc construit comme une pièce de théâtre en cinq actes. Ces derniers sont parsemés de scènes qui ajoutent à l'intrigue du périple créatif de Man Ray. L'Acte I et II se focalisent sur deux facettes clés de ce projet - les photographies et les peintures – et sur le contexte dans lequel elles ont été créées, à Paris et Hollywood. Après le second acte, un entracte est orchestré par une équipe de mathématiciens, permettant de saisir le point de départ de Man Ray pour cette série : les modèles mathématiques de l'Institut Poincaré. Ces écrits savants permettent d'apprécier la complexité du monde dans lequel ces objets ont été inventés. Une dimension poétique vient ponctuer le catalogue, grâce à de nombreuses contributions interposées et par l'épilogue, écrit par un expert de Shakespeare, Stuart Sillars. Ce professeur de littérature anglaise livre une interprétation sensible du théâtre de Shakespeare dans les peintures de Man Ray. D'après lui, le travail de l'artiste est proche du langage de Shakespeare, mêlant des idées pour produire quelque chose de nouveau, intellectuellement et sensuellement revigorant, invitant le spectateur à renouveler son regard.
L'Acte I se propose d'étayer la découverte décisive dans les années 1930 de Man Ray des objets mathématiques de l'Institut Poincaré (l'exposition étant notamment à l'initiative de Cédric Villani, le directeur de l'Institution parisienne), ainsi que la relation entre Man Ray et les surréalistes en cette même période. L'Acte II éclaire sur les recherches évolutives de la série des «Shakesperian Equations» à Hollywood, tandis que l'Acte III explore la métamorphose d'un objet à l'image, et en quoi sa série acterait d'une symbiose entre les objets, les photographies et les peintures. L'Acte IV explore plus malicieusement les relations anatomiques et érotiques que ses photographies de modèles mathématiques entretiennent avec ses peintures.
© Man Ray - Julius Caesar, Shakespearean Equation, 1948, oil on canvas / mathematical object, 1934-35. Gelatin silver print
Enfin, «To be Continued Unnoticed», dévoile les notes de Man Ray qui accompagnaient sa série. Y figure une lettre destinée à André Breton - son ami à l'influence décisive - dans laquelle il cite Lautréamont «Oh, mathématiques austères, je ne vous ai pas oubliées...». Si peu ! Puisqu'elles seront précisément la base de sa série. Jouant sur le soliloque d'Hamlet «To be or not to be» - Man Ray explique avec passion pourquoi il se lance, non sans courage, dans une réappropriation poétique des mathématiques, qui étaient jusqu'alors «tombées dans le piège d'un rationalisme fermé.» (André Breton).
Le catalogue nous prouve le contraire en fournissant une étude approfondie de son projet inventif, à travers le mélange inattendu et fortuit de la convergence entre les arts, les mathématiques et Shakespeare. Ces «Human Equations» pourraient être un drame shakespearien : une mise en scène d'un échiquier avec un nombre inconnu de variables qui interagissent entre elles.
Estelle Magnin