musee de la photographie, andre villers
14 février / 7 juin 2015
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au plus haut des ciels
qui voudra évoquer le vide atmosphérique qui surplombe la terre n'a guère d'embarras, ciel, le mot bref, sans relief, s'impose. chacun reconnaîtra alors — l'enfant saturant l'en-tête de sa page avec son feutre bleu en livre tôt la démonstration colorée — qu'il s'agit bien de ce qui ouvre au regard au-dessus de la tête, pour peu qu'on la lève un instant, histoire de contempler l'immensité donnée là sans réserve. mais il arrive parfois que la langue réserve des surprises. si ciel, le mot autant que la ''chose'', en son emploi le plus ordinaire, le plus immédiat, relève de l'évidence, se ranger du côté du nombre en mentionnant des ciels, a fortiori des cieux, oriente subrepticement cette fois la pensée vers des horizons qui ne sont plus de même nature. en l'occurrence, on le pressent, du singulier vers le pluriel la conséquence n'est plus tout à fait bonne. voici qu'elle bifurque. rien d'étonnant toutefois puisque les ciels du météorologue, nous le savons, ne recouvrent ni ne rencontrent ceux des astrologues pas plus que les ciels des peintres à l'âge classique ne sont analogues aux cieux qu'invoquent les théologiens. là comme toujours, le choix du mot, celui d'un singulier ou d'un pluriel qui l'infléchit, n'est pas innocent. les mots font advenir les mondes qu'ils inventent en se disant. si bien que le genre ou, comme ici, le nombre convoquent peut-être moins la chose qu'on a cru voir qu'ils ne font surgir, avec et malgré elle, l'ensemble des déterminations qui la soutiennent tacitement, par-delà toute vision. et voici qu'on se demande tout-à-coup ce qu'on voit et ce dont on parle en vérité.
Éric bourret est photographe, moyennant quoi il fait depuis des années ce que suppose cette activité, il pense et produit des images. le motif de celles qu'il nous livre ici renvoie à ce qu'on pourrait nommer à juste titre le ciel puisqu'on en reconnaît, dans des formats considérables, stupéfiants de beauté, la somme des attributs : le vide, les nuées, complexes, laiteuses souvent, qui viennent aléatoirement le combler, et en leur centre, énigmatique poinçon, la lumière focale et discrète d'un astre froid. mais Éric bourret est aussi — sinon d'abord, sinon surtout — un marcheur, c'est-à-dire quelqu'un qui ne cesse d'aller, ici et là, de se déplacer, de parcourir infatigablement des territoires, souvent lointains, l'œil grand ouvert. ce n'est pas tout, ce photographe-là est un marcheur d'altitude. ceci n'a rien d'anecdotique, bien au contraire, car c'est sans doute sous le rapport de cette action particulière, la marche en haute montagne, très ancienne chez lui, qu'il nous faut aussi approcher, voir, regarder, contempler ses photographies. vain serait en effet l'effort de distinguer ce qui chez cet artiste procède d'une recherche qu'on dirait seulement esthétique de ce qui relève d'une mémoire de l'expérience de son être physique, celle qui engage la matérialité corporelle du sujet qu'il devient en traversant l'espace des hauteurs, planté sur ses deux jambes, coeur battant, respirant. dit autrement, nous n'avons pas affaire d'un côté à l'homme technicien muni de cette prothèse optique qu'est l'appareil photographique et de l'autre à un homme équipé et chaussé comme doit l'être l'arpenteur amateur des névés, des séracs, des landes brûlées par la gelée, des sommets. non seulement tout est ici inextricablement associé, la vision comme la marche, tout s'avère depuis toujours corrélé, mais le spectateur ne tarde pas à saisir que ces deux dimensions, lesquelles attestent avant tout une manière d'être au monde, une quasi éthique, se nourrissent l'une l'autre, ne cessent de s'appeler mutuellement, font chiasme. en regardant ces photos nous devinons très vite que ces modes d'action conspirent, que la puissance des images issues de ces courses solitaires et lointaines tient et se conforte précisément à partir de cette alliance vécue.
compte-tenu de cette double singularité, celle d'une posture d'être comme celle des effets plastiques qu'elle autorise, l'objet dont ces images témoignent est-il finalement bien ce qu'on croit ? lorsqu'en marchant il parcourt ces espaces, lorsqu'il dirige l'objectif vers là-haut, lorsque l'index se doit de déclencher, Éric bourret photographie-t-il simplement le ciel, comme on a pensé pouvoir l'affirmer d'entrée de jeu ? et s'il donnait à voir ce que le banal signifiant du ciel, livré à lui-même, peine à restituer ? si, au bout du compte, ses images exposaient autre chose que cette « chose » à l'aplomb du marcheur ? pour le savoir, pour risquer une réponse, il faut patienter et commencer par regarder un peu mieux. un peu plus. plus longtemps, en espérant que la contemplation convoquera peut-être, petit à petit, davantage qu'une réalité générique, celle du ciel, celle des ciels, sinon même, en dépit de son lest théologique, celle des cieux. pour éviter en tout cas de ranger sans prévention les images sous ces catégories trop générales, il faut revenir un instant à ce qui constitue l'expérience du marcheur-photographe, celle qui intéresse le « piéton d'altitude », ainsi qu'il aime à désigner lui-même l'humain si singulier qu'il devient plusieurs mois chaque année.
comme toujours comptent avant tout les circonstances, les conditions, les causes matérielles de l'action. importe ici au plus haut point l'ensemble des déterminations empiriques de l'aventure elle-même. voudrait-on approcher le sens de cette démarche artistique, trois points méritent d'être rappelés. il faut d'abord savoir que ces photos ont été prises non seulement en montagne mais à très haute altitude, entre 4000 m et 5500 m, dans la région du ladakh ou du zanskar, non loin des régions frontalières de la chine et du pakistan. photos venues par conséquent d'un ailleurs extrême, marqué par la raréfaction — celle de l'air, du vivant, de toutes ces choses inertes qui néanmoins, toutes ensemble, font monde — et par l'intense condensation — la lumière, les grands aplats d'une matière silencieuse transie par le froid, le soleil, déchirée par des pics et des arêtes qui donnent le vertige. photos venues, comme on le dit aussi, du « toit du monde ». quel que soit leur aspect immédiat, toutes les photos ont en outre été prises le matin ou bien l'après-midi. malgré l'obscurité qui leur confère une étonnante et paradoxale beauté, il s'agit donc de ciels certes profonds et sombres mais diurnes chaque fois. dernière précision, non la moindre, Éric bourret insiste sur le fait que la prise de vue s'effectue toujours pendant la marche, ce qui veut dire, d'une part, que c'est bel et bien chemin faisant que le ''motif'' se propose à lui, invite au cadre, à la saisie, toujours ici et maintenant, et, d'autre part, que l'image doit tout à la surprise d'un dehors s'exposant à ce moment précis qu'il faut, pour en estimer la valeur, envisager comme un marqueur de la durée vécue d'une conscience en mouvement.
il a été déjà beaucoup dit de ce que permet l'acte de marcher, de ce qu'à la lettre il initie. nous savons combien cet acte naturel, disons élémentaire, de l'animal bipède que nous sommes agit parfois sur cet autre qui l'est bien moins en nous, l'acte de penser, justement provoqué sous l'élan reconduit du marcheur résolu. dans ce cas, la marche relève d'un exercice spirituel. elle n'a pas d'autre fin que l'effet qu'elle produit sur elle-même, savoir sur le marcheur qui s'y consacre tout entier. il va de soi qu'on songe ici à ce qu'ont écrit à ce propos rousseau, nietzsche ou encore thoreau. plus près de nous, on se souvient aussi bien de la méditation du philosophe-alpiniste que fut henri maldiney sollicitant dans une de ses analyses la figure du « wanderer » qu'est le zarathoustra de nietzsche pour en rendre raison : « je suis un voyageur, un grimpeur de montagnes […] quoi qu'il puisse encore m'arriver comme destin à vivre, il y aura toujours là-dedans un voyage et une ascension »1. en somme, si on s'en tenait là, il n'y aurait aucun obstacle au fait d'inscrire l'activité et le travail d'Éric bourret dans cette filiation. on le ferait d'autant plus facilement qu'il reconnaît lui-même comme sienne l'ascèse spirituelle qu'implique la marche en haute montagne au nom de la difficulté, sinon de l'âpreté de l'expérience. pour autant, l'originalité de sa recherche que les photographies, l'une après l'autre organisées selon de subtiles lois sérielles, mettent au jour, invite à s'interroger davantage dans la mesure où, regardant ses images, une question inattendue se lève, vient peu à peu à l'esprit, se déploie en secret. Évidemment, cette question n'est posée nulle part car la photographie est muette par essence. rien n'interdit néanmoins de penser qu'en elle se perçoit ce qu'on pourrait nommer le bruit de fond de la marche elle-même, quelque chose comme la ''basse continue'' du photographe en chemin, voire peut-être sa hantise. essayons de la formuler. le faire sans offusquer ni trahir l'intuition qui la porte exige qu'on l'énonce avec précaution, c'est-à-dire, sans aucune fausse honte, d'une façon naïve. par exemple en demandant : « où commence le ciel ? »
si la question insiste, s'il n'est pas exclu qu'elle résume à sa manière, du moins c'est ce que nous posons ici, un des enjeux du travail d'Éric bourret, c'est qu'elle paraît soutenir, comme en sous-main, chacune des images dont il est l'auteur. elle agit littéralement comme un mobile de l'action. la question « où commence le ciel ? » est de celles en effet qui, pour trouver une hypothétique réponse, ordonnent qu'on se lève sans tarder, qu'on aille y voir, qu'on se mette en route, qu'on emprunte parmi d'autres le chemin le plus abrupt, celui qui deviendra le vecteur d'une lente et patiente ascension. provocatrice et cependant fondée depuis que pour nous la notion de ciel a déserté la « sphère des fixes », ainsi que la conçurent les grecs, la question ouvre bientôt sur l'infini. son point d'appui, réitéré et aussitôt nié, n'est autre que celui qu'occupe la surface provisoire, dérisoire et pourtant décisive — elle détermine rien moins que l'ici-et-maintenant auquel nous devons d'être —, la plante de nos pieds en tant qu'elle repose, ne fût-ce qu'un moment, sur la terre. sans crier gare, ce genre de question se pose donc à la façon d'un pas.
on a dit qu'Éric bourret est un photographe-marcheur — et réciproquement —, il faut maintenant préciser que lors de ses expéditions, chacune de ses journées lui impose de parcourir entre 20 et 30 kilomètres dans des conditions telles qu'on imagine sans peine combien son corps se trouve mis à l'épreuve. marcher des jours durant produit vite des effets notables, peut-être une métamorphose, surtout sur la façon de percevoir et de penser le rapport au réel. le photographe éprouve donc, connaît, recherche, il sait analyser et tirer profit de ces effets. au fil du temps, l'effort physique, le manque d'oxygène sont devenus pour lui les conditions propices à l'expérimentation d'un mode de penser non seulement inenvisageable dans un autre contexte mais singulièrement fécond. de proche en proche, porté par ces effets, progressant avec l'obstination tranquille de l'enquêteur, le marcheur-photographe cherche à rejoindre les zones de crêtes. cette intention n'a rien d'anodin. ces zones-là sont justement celles où le rapport à la terre s'avère le plus réduit, le plus fragile. elles déterminent un lieu où ce rapport, tendanciellement inconsistant, cesse presque d'en être un. pareille zone, une fois atteinte, a ceci d'inédit qu'elle laisse imaginer le ciel à portée de main, pour ainsi dire, comme s'il se changeait en une réalité à bout touchant, n'était justement le caractère à jamais intangible de celle-ci que le mot ciel désigne. d'une certaine façon, les photographies d'Éric bourret témoignent tout à la fois de cette quête, de cette illusion qui consisterait à croire pouvoir approcher l'inapprochable et, dans le même temps, du renversement de cette dernière. car se demander « où commence le ciel ? » est en vérité une question aussi nécessaire que rhétorique, jamais l'antichambre d'une conviction. sauf à croire à l'existence des cieux, nul ne peut en effet prétendre atteindre le ciel. et sauf à consentir à une pauvre innocence, revers d'une promesse consolatrice, chacun sait bien que nous n'y serons jamais, que le ciel ne commence nulle part, qu'il n'a au fond ni commencement ni fin, qu'en lui s'expose seulement une démesure en acte. le ciel se donne là pour ce qu'il est, une figure de l'infini.
reste qu'il y a bel et bien quelque chose à voir, là, au-dessus de nos têtes. pas un étant, à proprement parler, ni un néant, mais un vide positif, effrayant croyait pascal à cause du silence qui s'y manifeste, mais également « plein d'attention », comme le dit rilke, puisqu'en lui « la terre raconte »2. en sorte que, sous cette dernière condition, ciel devient non plus le nom d'une quelconque réalité mais celui d'une chance pour la pensée surtout lorsque sous nos yeux se noue une intrigue d'ordre métaphysique. voilà au bout du compte ce que les photographies d'Éric bourret exposent. elles le font magistralement. en vérité, elles n'exposent que ça. la chromie délicate, pleinement assumée, des nébulosités, les étonnantes et discrètes valeurs d'ocre ou de bleu qui confèrent au noir une densité subtile, motif d'une vibration à la limite du perceptible, sont autant de preuves qu'au fond le ciel en tant que tel n'existe pas, sauf à devenir l'image insistante de ce qui n'a ni début ni fin mais vibre, se fait et se défait, appelle par là même l'être à dépasser son ancrage statique, à se mettre enfin en route, à se porter précisément là où rien ne l'appelle sinon l'appel lui-même. procédant d'une ascèse, le mot et son idée orientent ainsi le regard de qui ose et va, corps et pensée promis à une renaissance possible par le biais d'une perte provisoire de soi. contrairement à ce qui nous saisit d'emblée, nous qui sommes toujours pressés de ne pas voir, sans doute faut-il maintenant convenir que du ciel, Éric bourret n'a peut-être jamais rien photographié. mais ce rien est consistant au point d'avoir exigé la mise au jour scrupuleuse d'une série indéfinie pour que s'anime la dialectique du singulier et du pluriel. pour y parvenir, il a fallu se rendre, encore et encore, infatigablement, en ce lieu qui n'en est pas vraiment un. il a fallu se tenir sur cette limite incertaine de la terre que dessine la crête, là où soudain on se retrouve au plus haut, là où sans un mot quelque chose enfin « se raconte ».
pierre parlant
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