Jean Arrouye, 2004
Il n'est pas facile de se détacher des photographies d'Éric bourret quand on a commencé à les regarder. pour de multiples raisons dont la plus évidente est leur austère splendeur, faite de gris profonds et de noirs absolus que le format carré des images, qui les referme sur elles-mêmes, et leur grande taille exaltent. mais aussi parce que, après s'être abandonné au plaisir que suscitent leurs rapports raffinés de valeurs et leur exacte composition, on ne saurait parfois décider de prime abord de leur sujet, quand bien même les objets photographiés sont parfaitement reconnaissables.
Considérons par exemple les deux photographies prises à assouan où se voient des colonnes (cf. pp. 24, 32). sur la plus spectaculaire des deux, des colonnes, - entre lesquelles glisse de biais une lumière venue du fond de l'image qui, les caressant latéralement, révèle leur usure -, découpent leur formes caractéristiques en contre-jour. cependant le contre-jour est si entier que l'on ne saura rien d'autre de ces colonnes qui occupent pourtant la majeure partie de l'image. par contre on peut clairement observer le sol de pierre irrégulier creusé de cavités arrondies et la paroi du fond- à moins que ce ne soit une colonne, éclairée, elle, que l'on apercevrait partiellement -, de calcaire grossier. la raison de cette photographie serait-elle donc l'observation des matériaux constitutifs du lieu? or, parce qu'enserrée entre deux formes symétriques plus sombres qu'elle, cette paroi lointaine semble, dans sa partie haute, plus proche que les colonnes. serait-ce cet effet curieux qui a retenu l'attention du photographe? on hésite à trancher. dans la seconde photographie, éclairée d'une lumière égale, une colonne élève son fût rond devant une porte monumentale. sur la gauche, dans l'embrasure de celle-ci, des hiéroglyphes s'aperçoivent. mais ils sont trop faiblement éclairés pour être le sujet de la photographie; l'entrée est cachée par la colonne et celle-ci est sans particularité aucune. cette fois-ci on a l'impression d'être devant une photographie sans sujet, alors que la précédente semblait en avoir trop de possibles. par ailleurs dans les deux images, comme dans toutes celles que fait Éric bourret, aucun personnage ne paraît qui pourrait faire histoire ou, simplement, donner l'échelle. de la comparaison des deux photographies et de leurs caractères communs, on pourra finalement conclure que leur sujet est la verticalité, l'élévation, caractéristique essentielle des monuments religieux, répétitivement affirmée par les silhouettes des colonnes dans le premier cas, et variablement impliquée par les obliques ascendantes de la colonne et des décrochements de l'embrasure dans le second. ou bien leur sujet est l'usure, les blessures infligées à ces monuments altiers par la millénaire érosion du temps. l'on saisit aisément la relation entre les deux hypothèses, et le mérite d'Éric bourret est sans doute d'avoir su maintenir visuellement la part égale entre elles.
Ces deux photographies inclinent vers une certaine abstraction, par leur structuration linéaire et leur élimination des effets variés de la lumière, au profit d'un unique effet de contraste privilégiant le noir, ou d'une égalité de gris en tous lieux. on pourrait penser que la pyramide de dahchour qui a perdu une grande partie de son parement et qu'Éric bourret représente dans toute sa largeur, en trois images organisées en triptyque, ne peut être l'objet d'un tel traitement. de fait, dans les volets latéraux on remarque son profil ébouriffé, résultat de la disparition du parement, qui traverse l'espace pour s'articuler au coin supérieur interne de chaque volet. ce calcul précis de la composition fait aussitôt comprendre qu'il ne s'agit pas pour le photographe de produire des effets de réalisme et encore moins de pittoresque. en effet,les côtés de la pyramide se changent par là en arcs-boutants étayant la photographie de la partie centrale de la pyramide (dont le sommet n'est pas visible) qui, au-dessus de sa partie basse, érodée, paraît d'un même gris en tous lieux, de sorte qu'elle ne semble pas fuir en profondeur, en fonction de sa pente, mais se redresser comme pour coïncider avec le plan de la photographie. réduire ainsi l'illusion de profondeur au profit d'une organisation en surface de rapports de formes ou de tracés est une constante de la pratique photographique d'Éric bourret: c'est pour cela que dans la première photographie, en forçant les noirs, il ramenait le lointain en avant, que, dans la seconde, par le choix du point de vue, il obstruait la porte qui s'ouvrait devant lui, et qu'ici, par l'uniformité d'un gris il métamorphose l'inclinaison de la pyramide en pan vertical où la réticulation des pierres juxtaposées intéresse durablement le regard comme le ferait une mosaïque.
Cette dialectique de la profondeur citée et déniée, cette oscillation de la photographie entre respect et dénégation de la perspective, ne sont nulle part plus fortement et plus ludiquement mises en oeuvre que dans la photographie de deir-el-médina (cf. p. 35 et couverture) où, sur la gauche se dresse un mur de petit appareil et sur la droite fuit un mur au couronnement irrégulier, l'oblicité de ce couronnement et de la base du mur indiquant nettement que ce dernier est infléchi d'environ 45° par rapport au premier. mais sa paroi est à l'ombre, et Éric bourret a pris et tiré sa photographie de façon à convertir cette paroi en surface d'un noir absolu qui s'étale sur le plan. ainsi les limites du
mur, les contours de l'étendue de noir, indiquent une profondeur que l'ombre qui le couvre, l'aplat noir, démentent. au-dessus le ciel, plat comme une feuille d'étain, confirme qu'une photographie est une image plane, tandis qu'en-dessous le sol granuleux tient le juste milieu en valeur, matière et spatialité entre le pan de mur aux pierres presque tangibles et celui qui s'absente sensiblement.
Cependant, à la mesure même où il met ainsi la représentation de l'espace en crise, Éric bourret invente des moyens de visualiser les effets du temps.
La photographie des degrés de pierre d'une «pyramide» à assouan (cf. p. 2), recouverts de sable accumulé par le vent en est un symbole multiple. la pyramide d'abord est un monument venu du fond des âges qui témoigne de l'activité passée d'une société depuis longtemps disparue; l'on voit sur les contre-degrés la trace des instruments qui ont servi à les tailler. la pyramide en ruine et qui ne remplit plus sa fonction de vestibule de l'éternité est donc l'équivalent d'une vanité. de plus le sable qui s'écoule de degré en degré en fait un sablier monumental. le cadrage fragmentaire, qui montre une succession de degrés occupant toute la surface de l'image, permet d'imaginer que leur théorie s'étend à l'infini au-delà du cadre, de part et d'autre: la durée est incommensurable à la perception que nous pouvons en avoir, et le domaine soumis à l'autorité de la mort est sans limites.
La pyramide est un symbole préexistant, attendant d'être remarqué. aussi Éric bourret n'a-t-il fait qu'enregistrer son existence (et reconnaître son sens, cependant), sans travailler l'apparence de sa photographie en dehors du choix pour le sable d'un gris doux comme l'oubli. il en va tout autrement quand il photographie, met en scène, à assouan, une enveloppe de momie abandonnée contre un mur (cf. p. 30). certes cet objet a aussi une réalité propre et une signification potentielle: mais encore faut-il percevoir cette dernière et la faire percevoir; ce que fait Éric bourret avec grande efficacité. la forme de l'enveloppe se distingue à peine du mur (écaillé, portant les stigmates du temps destructeur), et elle est marquée d'une tache noire qui abolit localement son volume et sa présence. le même noir, plus dense cependant, comme s'il avait précipité en ce lieu de signification capitale, occupe la place où devrait se trouver la tête, symbole de l'individualité (et, ici, de la permanence) de l'être. on ne saurait mieux dire que tout être et toute chose sont mortels. comme le tombeau fissuré dans le tableau de poussin, et in arcadia ego, l'enveloppe de momie emplie de néant signifie le triomphe irrésistible de la mort venant même à bout des monuments qui prétendent l'emporter symboliquement sur elle.
Une autre photographie prise à assouan et de composition analogue forme verticale dressée sur l'axe de la photographie mais en est-on sûr, la forme pourrait être horizontale, évoquant un tombeau, plutôt qu'une stèle? - montre une pierre creusée par l'érosion éolienne (à vrai dire par le sable soulevé par le vent, ce qui redouble le symbole), sur fond de ténèbres, où d'ailleurs se voient d'autres pierres semblablement érodées. en tant que photographie documentaire, ce cliché est de peu d'intérêt: dans un ensemble d'images montrant des monuments consacrés au culte des morts ou les sites où ils sont érigés, il ne représente qu'un fragment de paysage, insignifiant en lui-même, dont ni la situation ni la taille ne peuvent être estimés. mais, en tant que symbole, cette image de nulle part a d'autant plus de force qu'elle ne peut être localisée. et l'on y constate, avec une évidence irréfutable, que le noir dans les photographies d'Éric bourret a partie liée avec le temps qui défait les liens de l'homme à son cadre de vie et avec la mort dont l'ombre ne cesse de se projeter sur celui-ci.
La photographie prise à deir-el-médina (cf. p. 28) d'un trou dans le sol, de taille et de profondeur à jamais inconnaissables, empli d'ombre, vers lequel tout le terrain semble tournoyer en un mouvement immobile est une photographie représentative de ce sentiment de la mortalité de toutes choses qui semble hanter Éric bourret, et dont il trouve des preuves visuelles, en ces lieux chargés d'histoire, à chaque pas, à chaque moment, à chaque regard jeté sur le monde et à chaque photographie faite, que ce soit d'un «vestige-témoin»,comme dit erwin panofsky, de civilisations passées, telle la pyramide de dahchour, attestant que le cri de désespoir de paul valéry, «civilisations, maintenant nous savons que vous êtes mortelles», était fondé, ou, comme ici, d'un minuscule accident de terrain, mais homothétique des trous noirs qui, au fond du cosmos, engloutissent des galaxies. cependant cette photographie tire sa force, tout autant que de la nature de l'accident de terrain photographié, de la façon dont elle a été tirée, avec une définition extrême qui donne à voir le plus infime des détails, et en particulier la pulvérulence du sable en quoi seront réduits ultimement les plus orgueilleux monuments, et dans une tonalité de gris soyeux, d'une sensualité presque charnelle qui fait que le sentiment ressenti devant ce gouffre-méat est tout autant de séduction que d'horreur.
Mais sans doute la photographie la plus emblématique de la façon de représenter (on ne saurait dire ni voir, ni montrer) d'Éric bourret est-elle cette image prise à saqqarah (cf. p. 33) où, au-dessus d'une zone inférieure très sombre piquetée de points blancs tournoyants, ondulant en sa limite supérieure et comme couronnée d'écume par endroits, l'image noircit progressivement, au fur et à mesure qu'on la parcourt de bas en haut, pour finir par être d'un noir profond, quoique en tous lieux marquée de traînées et d'éclaboussures blanchâtres. ne seraient celles-ci, on pourrait y voir un paysage, mer tempétueuse et ciel d'encre. mais ces taches correspondent nécessairement à des accidents de surface de parois: il faut donc imaginer quelque objet au premier plan (pourquoi pas un tombeau?) placé devant quelque mur (pourquoi pas de porphyrenoir comme celui vu dans une autre photographie prise à saqqarah, cf. p. 34) dans un lieu sombre. qu'on la considère comme métaphore ou qu'on y voie un lieu particulier, le sens ne change guère: c'est de toute façon une image d'inquiétude, ce sentiment venant moins de ce qui est photographié que de la manière dont il est. ici se découvre avec une évidence indubitable la raison des choix de traitement de l'apparence d'Éric bourret: la résorption de la profondeur fait qu'il n'y a pas d'échappée possible de l'image, de ce qu'elle montre, de ce qu'elle impose au regard, de fuite dans le lointain pour échapper à l'enfermement dans le temple, au déversement de la poussière des siècles, à l'aspiration de la bouche d'ombre, au contact du tombeau; le noir est symbole de la précarité des réalisations humaines, de la difficulté de maintenir son emprise (même celle du regard) sur les choses, de la disparition des lucioles, comme dirait denis roche, de l'inévitable rencontre avec la mort; les gris ne sont que des harmoniques apaisés de ce noir qui ne cesse d'insinuer dans les oeuvres d'Éric bourret un obsédant et in photographia ego.
Si Éric bourret a choisi de photographier les monuments laissés par les plus anciennes civilisations du moyen-orient et leurs sites, ce n'est pas tant qu'il s'intéresse à l'archéologie, mais bien parce que l'observation des marques que le passage du temps y a laissées lui donne l'occasion de composer une leçon des ténèbres.