Éric bourret, photographiant le var, traite de l'intemporel. s'il a choisi de photographier la forêt de la sainte-baume c’est parce qu'elle est une forêt primaire, sans âge, et que toute forêt, par définition, est sans origine connue et sans fin prévisible, car sans cesse de jeunes arbres y poussent à l’ombre de ceux qui sont en pleine force. on peut dire la même chose de la mer dont, comme l'indique le double sens du vers de paul valéry, « la mer, la mer toujours recommencée », les variations mêmes de son apparence suggèrent la permanence de son être. de ces lieux dont il propose des images singulières Éric bourret déclare vouloir faire percevoir l'énergie.
la technique adoptée pour photographier la forêt sert parfaitement cette ambition. superposant six prises de vues du même arbre en décalant à chaque fois latéralement l'appareil d’un dixième de degré, il obtient des images dont toute la surface est couverte d’un réseau de lignes se juxtaposant harmoniquement et s’imbriquant rythmiquement qui semblent donner à voir « l’admirable tremblement du temps » que delacroix percevait dans les tableaux des quatre saisons de poussin. le réseau de ces vibrations visuelles couvrant toute la surface des photographies et densifiant par leurs reprises et superpositions les ombres du sous-bois fait obstacle à la perception de la profondeur et établit la représentation sur la surface du cliché. la photographie en conséquence perd son pouvoir illusionniste pour se faire emblématique : elle ne montre pas les arbres dans leurs particularités mais découvre des qualités qu'ils exemplifient.
le cadrage restreint des images contribue fortement à cette transformation de la fonction de la photographie. elles ne montrent pas les arbres dans leur totalité, ce qui laisserait place au pittoresque, mais n'en donnent à voir qu'une partie du tronc dont la situation au centre de l'image souligne l'élan vertical ou la vigueur avec laquelle il se divise en branches.
chaque photographie est ainsi une variation sur le thème de la force vitale qu'exemplifient ces arbres et découvre une des qualités impliquées dans leur obstinée croissance. celle où l'on voit un arbre sortir du sol, élargissant son tronc pour mieux assurer son appui, parle d’opiniâtreté. telle autre ne montrant qu’un fragment du tronc, d'une verticalité parfaite, semble illustrer l'effet d'une volonté exigeante. sur une autre, le tronc vu en contre-jour, paraît animé d'une sombre détermination.
certains clichés ont un caractère dramatique. sur l'un le tronc clair d’un arbre svelte s'élève d'abord d’un seul élan, puis est caché en partie par le feuillage qui semble biffer sa présence, mais presqu'aussitôt il réapparaît tout en haut de l’image de sorte que l'on éprouve l’impression d’assister au triomphe des forces de vie sur celles de la destruction et à l'illustration de la vertu d’opiniâtreté. une telle victoire n’est pas toujours acquise sans mal, semble indiquer la photographie d'un tronc dont l'écorce est parcourue de balafres blêmes et de longues cicatrices, évocatrice d'endurance et de courage.
dans les photographies qui montrent la division du tronc en nombreuses branches maîtresses et parfois, au-dessus, la multiplication d'embranchements secondaires, c’est encore d’énergie qu’il s’agit. photographiant les arbres en une saison où ils sont dépourvus de feuilles, Éric bourret met en évidence leur charpente et fait ainsi percevoir que, s’élevant, les arbres conservent toute leur force vitale, l'accroissent même et la redoublent, dans leur entreprise de conquête de l’espace aérien, d'une intelligence qui les fait multiplier et ramifier leurs branches en tenant compte du voisinage des autres arbres, afin que chaque branche dispose de l’espace nécessaire à l’établissement du feuillage qu’elle portera.
les photographies d’Éric bourret sont ainsi des leçons de choses (ainsi appelait-on autrefois l’enseignement des sciences naturelles à l’école) en même temps que des leçons de morale allusive, et, bien évidemment, elles sont aussi des leçons diversement instructives sur le traitement de l’apparence.
outre la qualification métaphorique de l'énergie de la nature (de sa volonté de croissance, pourrait-on dire, à la façon dont nietzsche parle de volonté de puissance) que de très nombreuses photographies suggèrent, d'autres font l’expérience de la stylisation de son principe même. dans l’une la division du tronc en branches se réduit à une simple fourche et, pour que la stylisation soit plus manifeste, l’arbre, photographié en contre-jour, n'est qu'un tracé noir : la prolixité du réel est ainsi réduite à un schème. une autre montre, tout en bas de l’image, au premier plan, une branche qui s’infléchit en son milieu puis remonte symétriquement des deux côtés tandis que, légèrement en arrière, une autre branche verticale se divise, symétriquement aussi. le photographe rivalise ici avec matisse qui chercha aussi à traduire l'essence même de la vitalité de la nature par le recours à la symétrie, dessinant la division du tronc d’un platane et l’ascension de ses branches de telle sorte que l'arbre prend l’apparence d’un candélabre à sept branches. mais si le dessinateur est souverain maître de la forme, le photographe dépend de celles que lui propose la nature, qui n'ont pas la régularité que leur prête le premier. aussi chez Éric bourret ces représentations stylisées que seul permet le choix avisé d'un point de vue particulier restent-elles de l'ordre de l'invention formelle et ne versent-elles pas comme chez matisse dans la suggestion que l'empreinte du divin peut se découvrir dans la nature ou, qu'à tout le moins, une harmonie préétablie sous-tend le réel. l'art d'Éric bourret ne prétend à aucune révélation. il n'est qu'affaire de regard et d'interprétation poétique de la réalité observée.
cependant Éric bourret déclare, non sans quelque esprit de provocation : « je m’amuse à corrompre l’idée de réel ». de fait ses photographies ne donnent pas du monde une représentation conforme à l’idée que l’on s’en fait d’ordinaire. c'est par là que le photographe fait œuvre de poète, ce qui consiste à « donner à voir » — la formule est de paul eluard — de façon neuve.
les photographies de mer qu’il a prises à la presqu’île de giens et au cap sicié témoignent de ce pouvoir poétique de déréalisation, obtenue par restriction de cadrage et radicalisation des contrastes du sombre et du clair. dans ces images qui montrent une étonnante intrication de noirs et de blancs qui s’organisent de façons extrêmement diverses, on ne reconnaît pas, à première vue, une surface d'eau. en contrariant ainsi la transparence du médium eric bourret s'assure que le spectateur ne se contente pas d’identifier le sujet de la photographie mais s'intéresse aussi à la qualité esthétique de l'image qui est donnée à voir..
la grande taille des photographies et la perfection de leur tirage contribuent notablement à cette prise de conscience par le spectateur de la réalité propre de l'image et de son originalité. cependant pour qu'il en aille ainsi, comme c'est le cas pour les images d'arbres, les conditions de prise de vue sont déterminantes. ces photographies de mer sont prises de haut, de sorte que la surface de l'eau, parallèle lors de la prise de vue à la surface de la pellicule, se confond avec la surface de l'image et que, à considérer celle-ci, on ne peut pas estimer la taille du fragment d'étendue marine qui a été photographié, ni à quelle distance il l’a été, ni percevoir les mouvements de la surface des eaux. par contre l’association de photographies en diptyques met en évidence, par comparaison, les ressemblances et différences d’œuvres d’apparence proche.
ces diptyques offrent des surfaces foisonnantes de micro-événements visuels, boursouflures illusoires de zones relativement claires, creusement entre elles de failles sombres également illusoires, arrangement des éléments clairs en courbes ou alignements, etc. c’est par la distribution des noirs sur les clichés et cette factice tridimensionnalité qu'il institue grâce à elle sur la surface de l'image qu'Éric bourret fait percevoir, ou plutôt imaginer par le spectateur l’énergie incluse dans la matière – photographique et marine tout à la fois, donc. mais, plus radicalement, ces photographies illustrent sa déclaration que « en photographie tout se résume à une organisation plastique de gris, de noirs et de blancs ». ce n'est qu'une fois appréciée la qualité esthétique propre de cette organisation complexe que l'on y reconnaîtra la mer.
d'autres photographies sont plus spectaculaires, plus dramatiques, car organisées en grandes zones de structurations opposées, plus rassurantes apparemment, car on croit y reconnaître des pans de rocher et donc un sujet, la mer au pied de rochers abrupts, mais plus inquiétantes finalement parce que, sur certaines, les rochers supposés sont d’apparence fluide et que toutes sont traversées d’étendues d’un noir absolu, zones où la représentation s’absente totalement mais qu’il faut bien intégrer dans l’interprétation que l’on est amené à faire des clichés. c’est là un paradoxe proprement photographique qui fait qu'au voir se substitue le su quand la reconnaissance du photographié est impossible localement. eric bourret en joue subtilement pour qu'on s'intéresse aussi intensément à l'aspect de l'image elle-même qu'à ce qu'elle représente.
les photographies d’apsaras, danseuses célestes sculptées sur les temples d’angkor, sont, elles, immédiatement interprétables : elles font connaître leurs postures, leurs gestes de prière, leurs vêtements, leurs coiffures, leur sourire, leur expression intériorisée (leurs yeux clos indiquent qu’elles méditent), la symétrie de leurs figures, les dommages que certaines ont subis, et que les apsaras remplissent toujours un rôle religieux, ce dont témoigne l’écharpe passée à l’épaule de la danseuse décapitée.
mais ces photographies ne permettent pas de connaître le contexte dans lequel sont placées ces sculptures. les montrer dans leur environnement serait faire place à l'anecdotique ou au pittoresque, ce qu’Éric bourret refuse absolument ; les isoler, c'est en faire des personnages d'exception, attirer l'attention sur leurs postures ritualisées, faire percevoir leur aura sacrée. en conséquence le photographe a cadré serré les apsaras, les a coupées du monde matériel, les a photographiées avec une pose longue, en tenant l’appareil à la main, ce qui fait qu'elles sont légèrement floues : ce flou vaut suggestion qu'elles appartiennent à un autre monde où l’esprit l’emporte sur la matière. elles se détachent sur un fond très sombre, dont elles semblent émerger, comme si elles venaient d’un au-delà du monde sensible. le format carré, parce que centripète, est accordé à la représentation de personnages enfermés dans leur méditation. les danseuses sont de plus photographiées de face, placées strictement au centre des photographies, car la frontalité et la symétrie, comme l’obscurité évocatrice de mystère, sont des modalités de la représentation du divin. enfin ces photographies partielles de statues, qui ont en réalité entre quarante et cinquante centimètres de hauteur, ont un mètre de côté, ce qui fait paraître monumentales des apsaras qui, lorsqu’on les voit alignées sur un mur de temple, peuvent ne paraître qu’ornementales. l’on voit que la volonté d'Éric bourret de « corrompre le réel » ne signifie nullement le trahir. au contraire : « corrompant » l'apparence phénoménale, il rend manifeste la vraie nature de ce qu’il photographie.
ses images de la forêt vénézuélienne poussent les pouvoirs de la photographie au-delà de cette capacité de faire saisir l'essence des choses ou des êtres photographiés ; deux d'entre elles en particulier témoignent du pouvoir du photographe de métamorphoser l'apparence.
la première de ces photographies montre, comme certaines de celles prises dans la forêt de la sainte-baume, le fût d’un arbre traversant verticalement l’image, à contre-jour, et au premier plan de ce qui peut passer pour une petite clairière où la lumière vient, sur fond de sous-bois obscur, éclairer les feuilles de quelques arbustes et l’herbe haute qui semble danser de joie au pied de l’arbre. son sujet semble donc être la fête de la lumière dans la forêt sombre et la fête de la clarté dans une photographie où tant de noir occupe l’étendue. or l’arbre appartient au monde du noir ; il paraît modérer par sa présence l’allégresse manifestée par tous les feuillages et herbages qui pétillent de clarté ; mais la lumière qui tombe sur deux larges feuilles qui poussent à mi-hauteur de ce qu'on voit du tronc, parce que ces feuilles bougeaint au moment de la prise de vue et que celle-ci a été faite à vitesse lente, les change en ailes duveteuses qu’agite l’arbre, à l’unisson sans doute du frémissement des feuilles pénétrées de lumière. une histoire se développe ainsi, sous nos yeux, ou plutôt ce qui est sous nos yeux suscite une histoire de métamorphose, naïve et sidérante, qui fait de l’arbre esseulé un personnage merveilleux, une sorte d'ange tutélaire. cette transfiguration est du même ordre que celles que, dans la littérature sud américaine, décrivent les auteurs tenants du réalisme magique.
la seconde, photographie de ce qui n’était sans doute qu’une feuille comme bien d’autres, le vérifie. accrochée à une épaisse tige verticale cette feuille semble faire fléchir celle-ci sous son poids, ce qui paraîtrait invraisemblable si le photographe n'avait changé, par son choix d'angle de prise de vue, la feuille pennée en oiseau au corps paré de longues plumes brillantes, avec une petite tête surmontée d'une crête hérissée et munie d’un bec assez fort avec lequel il s’accroche à la tige. cette métamorphose, comme la précédente, celle de l’arbre en ange, s’accomplit sous les yeux mêmes du spectateur car l’oiseau reste feuille et la feuille se change en oiseau simultanément. c'est une métamorphose fascinante en conséquence parce qu’elle se poursuit indéfiniment, de sorte que le spectateur participe à son effectuation et s’enchante de l’illusion d'autant plus qu’il a l'impression d'en être quelque peu l’auteur. en fait, évidemment, elle est toute entière le fait d'Éric bourret qui a créé cet espace de noir absolu, d’outre-réalité dans lequel se découvre la feuille, cette chambre noire symbolique en quelque sorte où l’on croit sans peine que tout est possible et particulièrement, comme on le voit, que les choses peuvent être, sans contradiction, à la fois ce que nous savons depuis longtemps qu’elles sont et doivent être, et tout autre chose que le photographe-poète nous apprend qu’elles peuvent être et seront désormais.
c'est là le caractère constant des photographies d'Éric bourret que d'être comme dit andré breton, « battantes comme des portes », ouvertes simultanément sur un aspect de la réalité qui est familier à tout un chacun et sur un autre auquel seules elles font accéder.
jean arrouye
2005
rencontre
gilles altieri / Éric bourret. la ciotat, le 2 août 2005.
gilles altieri > en réponse à ma proposition de traiter la thématique du var, vous avez choisi dans un premier temps le massif de la sainte-baume.
Éric bourret > historiquement, c'est une forêt druidique, sacrée, à forte charge spirituelle.
il y a dans la conscience collective, la présence de marie-madeleine et de la grotte. cette singularité du site explique la protection des druides puis des rois.
ce territoire est aussi intéressant d'un point de vue biologique. grâce à une barrière climatique y existent des espèces qu'on ne retrouve que dans le nord de l'europe.
g a > connaissant votre travail antérieur qui portait en grande partie sur le minéral, je pensais que vous traiteriez le massif de la sainte-baume sous cet angle, or vous vous êtes intéressé aux arbres et au végétal.
e b > j'ai parfois traité le végétal mais je l'ai rarement exposé. il est peu visible dans mon travail. on connaît de moi des images extrêmement piquées, très chirurgicales, avec des noirs profonds, qui ont souvent une appartenance au minéral, notamment à la montagne ou aux sites archéologiques. en travaillant sur ce massif, je me suis imposé une contrainte. en effet, j'aime aller dans des zones désertiques, minérales, de haute ou moyenne montagne où je me trouve confronté à des éléments qui ont une forte singularité. je retrouve ce phénomène-là à la sainte-baume.
g a > À quoi peut-on relier ce goût pour les lieux chargés d'une grande force tels les déserts ou la montagne ?
e b > l'épaisseur du silence, la transparence de la lumière et le besoin d'implication corporelle dans le paysage sont ressentis en marchant; ils participent au vécu, même si dans mes photos n'apparaît jamais la présence visible d'un être humain.
g a > À quoi tient cette absence de la figure humaine ?
e b > c'est une absence habitée de présences. je photographie actuellement les pierres, l'eau, les arbres et en l'occurrence les chênes à la sainte-baume. il y a quelque chose d’organique, corporel, vif. les grands tirages présents dans l'exposition renvoient à l'échelle du corps humain. une des caractéristiques de mon travail est cette volonté de rendre compte de la texture, de la matière externe et d'essayer d'y associer "sa résonance interne, moléculaire". par la superposition de vues identiques, je propose de rendre palpables le flux et la relation énergétique des éléments entre eux.
g a > vous dites que vous photographiez six fois le même objet, pourriez-vous m’en dire un peu plus et m’expliquer votre méthode ?
e b > pour cette série, j'ai travaillé avec une chambre photographique qui permet d'obtenir des négatifs de grande dimension amenant une multitude d'informations. c'est un travail lent, avec un appareil lourd, encombrant, qui nécessite l'utilisation d'un pied photo. une fois que j'ai décidé de cadrer tout ou une partie du sujet qui m'intéresse, je vais le photographier à plusieurs reprises en bougeant d'un dixième de degré chaque fois. le format du négatif apporte une fine acuité de lecture avec un rendu cinétique produit par les prises de vues successives et décalées.
dans ce processus, j'ai la sensation de capter un écho comme on le dirait d'un sonar ou d'un radar. parfois, quelque chose surgit!
il va s'écouler plusieurs minutes entre les mêmes prises de vue. l'accumulation temporelle qui en découle me donne la sensation d'être au temps. les photons envahissent et insolent simultanément la plaque sensible du négatif comme l'épiderme de mon corps.
avec cette approche, l'indétermination est une résultante fascinante. je ne sais jamais ce qui va apparaître. il y a une appropriation par le cadre que j'impose. je décide de fragmenter telle ou telle parcelle. le paysage est déjà là. il continue d'exister hors de mon regard. s'insère alors sur la pellicule uniquement ce qui doit être vu. j'aime laisser du temps pour que la forme apparaisse. une présence indépendante. vive.
g a > je me souviens des premières images bougées, que vous m’aviez montrées, c’étaient des vagues qui se brisaient sur des rochers, ou des photos de montagnes. j'ai eu l'impression que " l'effet" avait été obtenu par le tremblement de l’appareil, est-ce que je me trompe ? ou d’emblée avez-vous utilisé votre technique actuelle ?
e b > la série dont vous me parlez sur la mer et la série exposée il y a un an au musée départemental de gap sur les montagnes résultent d'un processus spécifique. lors de la prise de vue, tenant mon appareil à bout de bras et lui imposant un temps de pause lent, je vibrais et mon corps bougeait. ce tremblé s'est imprimé dans le sujet. la désintégration des choses est perçue comme un mécanisme intégré. ce flux énergétique s'est inscrit sur le film.
aujourd'hui, c'est la machine qui tient le rôle de la mise en mouvement.
g a > cela vous permet de mieux contrôler les variations. vous pouvez sans doute doser de manière plus fine le décalage…
e b > après quelques essais, la qualité de pression des doigts se maîtrise et permet de bouger sensiblement l'axe de prise de vue. même en ayant fait beaucoup d'images, je dose et malgré tout, je suis toujours surpris. l'émerveillement peut opérer. j'ai le sentiment de faire partie intégrante de ces variations. plus l’œuvre d'art reflète quelque chose de magique, plus elle peut nous apprendre.
g a > on a l'impression que ce qui vous intéresse le plus dans votre travail photographique c'est de capter la matière tout en lui conférant un caractère "énigmatique", c'est très frappant dans les photos de mer, de sites archéologiques ou de montagnes, on ne sait plus si c'est la mer ou du goudron, si c'est solide ou liquide. ce travail sur le grain, sur le relief et la matière rapproche curieusement votre travail photographique de la peinture.
e b > effectivement, l'image photographique dans sa précision nous donne à voir un état gazeux, liquide ou minéral, qui tend à prouver que l'on passe d'un état à un autre. la transfiguration obtenue est troublante. ces photos de mer constituent un des sujets abordés dans l'exposition. je peux y voir des vues de plaques lithographiques. je peux également penser aux goudrons de venet. la mer devient une surface avec des pleins et des vides. dans mes photos d'arbre qui me font penser à ceux de prassinos, on a presque le même rendu.
n'est-ce pas le rendu microscopique de la surface d'un négatif ?
j'aime photographier un état de surface et en éliminer tout référent, toute échelle. bien souvent mes photos et notamment celles de mer représentent des hectares d'eau, mais le lecteur peut croire que la surface photographiée est très petite. c'est pareil pour la montagne. cette perturbation de l'échelle et cette métamorphose de la perception de la matière sont intéressantes. en éliminant toute perspective, en supprimant le ciel, il n'y a plus rien, juste un all over, un bouillonnement organique. la forme est la trace d'une force.
g a > on sent très clairement dans votre discours que derrière ce travail photographique existe chez vous une démarche personnelle de nature spirituelle qui se traduit aussi par vos voyages solitaires dans des sites exigeants : désert, montagnes, lieux saints.
e b > les artistes sont peut être les chamans de la culture moderne. que deviennent les objets, les sons, chez beuys, giacometti, coltrane, scelsi, sugimoto ? lorsque je me trouve au cœur d'un paysage qui m'accroche, j'essaie d'être le plus près possible de ce lieu et d'entrer en contact avec lui. je suis constitué des objets que je photographie.
la marche en montagne ou en forêt, dans des lieux qui ont une forte singularité permet de se déposséder, de fonctionner en épure de soi, par la dépense énergétique et physique consentie. je laisse un grand nombre de choses qui me semblent acquises pour m'ouvrir au monde, et y participer réellement. marcher, et ne plus penser.
g a > vous évoquiez la musique il y a un instant, vous êtes un fervent amateur de musique ancienne baroque, de musique contemporaine et de jazz ?
quelle place occupe la musique dans votre approche artistique ?
e b > musique et photographie reposent sur une décomposition du temps.
tout ou partie des images que je réalise maintenant est le résultat de beaucoup d'heures d'écoute, notamment de la musique contemporaine.
il y a une multitude de possibles entre les notes et les tons, que les compositeurs actuels utiliseront de manière maîtrisée ou aléatoire.
Également, à l'écoute des musiques orientales, la relation des sons révélés en sympathie est magnifique. les musiciens utilisent des notes qu'ils font sonner l'une contre l'autre afin d'en faire apparaître de nouvelles, non jouées. quelles relations poétiques au monde !… feldman, crumb, cage… ont travaillé sur ces possibles et sur l'indétermination. le son sera pensé comme un objet-matière autonome.
g a > il est d’ailleurs intéressant de rappeler qu’un musicien comme morton feldman a beaucoup écrit pour des peintres.
e b > oui, guston, rothko… je crois que la musique du xxe siècle s'est offerte une grande liberté. cage est probablement le musicien qui a le plus ouvert, par ses théories et ses propositions musicales, le champ à la musique. c'est un artiste majeur du xxe siècle.
g a > lorsque vous vous rendez au ladakh, au népal, au vietnam ou au cambodge, êtes-vous exclusivement mobilisé par votre programme de travail sur un site que vous avez élu, ou partez-vous à l'aventure ?
quelle est la durée de vos séjours ?
e b > la durée est un temps relatif. 30 jours dans pétra et 25 à angkor sont des durées importantes pour le travail d'un photographe occidental, mais dérisoires pour une attitude asiatique.
la répétition de ces voyages-pèlerinages, ponctués d'allers et retours fréquents me place dans un décalage permanent.
ce fonctionnement en balancier entre ici et là, produit chez moi un état d'éveil et aiguise le champ de mes curiosités.
g a > dans vos voyages la photographie monopolise donc tous vos intérêts.
e b > dans ma vie c'est une constante. j'ai voyagé souvent à la sainte-baume, seulement distante de 40 kilomètres de mon atelier. je ne peux pas voyager, aller au monde, si je n'ai pas mon appareil photographique. j'ai l'impression que les capteurs ne sont pas ouverts.
il faut absolument que la machine enregistre ce que mes sens me font vivre. il faut qu'il y ait emprunt, empreinte photographique. partir, revenir, repartir, ne pas rester. provoquer l'ailleurs.
g a > ne faites-vous jamais de photographies à titre de souvenir ?
e b > cela fait quelques années que je voyage, il y a bien sûr des rencontres, beaucoup de dialogues, des échanges forts. parfois je photographie. j'ai eu de très belles rencontres, mais la saisie photographique reste marginale. au bout du compte ce qui est retenu photographiquement, exposé, est dérisoire par rapport à la masse d'images que je fais.
photographier joue le rôle de carnets de croquis. tous les gestes liés à l’acte de regarder me permettent de rentrer dans une dynamique, de faire mes gammes. ainsi, à un moment donné, je suis pris dans une sorte de flux : mettre mon œil "dans" le viseur, avancer, reculer, voir ce qui se passe, avancer... j'ai souvent des planches contacts sur lesquelles apparaît douze fois la même image avec des variations infimes. j'ai besoin de ça parce que c'est la production de cet état d'être qui me permet de créer une image qui va dépasser ce que je suis, annuler les certitudes et qui va avoir son régime expressif propre. il faut qu'il y ait excès de la subjectivité, trop plein. ivresse.
g a > c’est une mise en condition.
e b > pour moi, il est important que l'image ait son propre corps. quand une photo est au mur elle ne m'appartient plus. j'ai joué le rôle de passeur, d'intermédiaire et je suis le premier surpris quand je la vois. c’est cette capacité à être contemplée qui fait la sélection.
je laisse passer du temps entre l’instant de l'acte photographique et le moment où je vais analyser et choisir parmi mes planches de contact.
d'abord, je suis curieux, je veux tout voir. ensuite je laisse écouler plusieurs mois pour laisser l'image s'imposer, apparaître, se lever.
g a > n'avez-vous pas envisagé de travailler la couleur ?
e b > travailler soi-même au laboratoire en noir et blanc, c'est peindre avec des masses, des volumes. poser son corps, ses mains entre l'espace du négatif et le futur tirage positif en attente de révélation est un acte charnel et intellectuel.
le vécu de la prise de vue se réactualise.
faire monter les densités, c’est doser chaque geste, mesurer le temps. dialoguer dans le vide avec la sculpture. avec la couleur plusieurs problèmes se posent comme être confronté aux contraintes des colorants imposés par les fabricants qui ont leur limite : une chromie signée kodak ou fuji…
je pense que le noir et blanc m'offre la possibilité d'engager une plus libre réflexion plastique, alors que la couleur colle à la peau du réel.
livre : le var et l'ailleurs
série : la forêt de la sainte baume 2003-2005
exposition : l'hôtel des arts de toulon, décembre 2005 / février 2006