
Expositions du 01/10/2014 au 25/10/2014 Terminé
Atelier des Vertus 6, rue des Vertus 75003 Paris France
L’exposition HENNIR réunit les œuvres d’Elsa Ferry et de Marie-Laurence Hocrelle à l’Atelier des Vertus. Les deux artistes, jusqu’alors étrangères l’une à l’autre, partagent l’art de transformer des matériaux dérisoires en supports de fictions poétiques et miraculeuses. Ce texte tente de dévoiler les mystères de cette alchimie.Atelier des Vertus 6, rue des Vertus 75003 Paris France
Marie-Laurence Hocrelle propose une œuvre autour de la « post-naturalité ». Avec cette notion, elle reconsidère l’histoire de l’art occidental, qu’elle peuple de chimères, où tous les règnes du vivant s’entremêlent, elle enrichit notre univers de ses visions cosmogoniques. Chacune, à sa façon, cherche à réconcilier la culture à la nature. Marie-Laurence Hocrelle délaisse l’aspect brut pour tendre vers le raffinement, cherchant à rehausser le naturel pour qu’il apparaisse sophistiqué. Tandis qu'Elsa Ferry crée à partir de matériaux pauvres qu’elle retient pour leurs « qualités antipathiques ». Elle collecte certaines productions organiques que les corps disséminent au gré des saisons. Ces pertes deviennent pour notre société des déchets, des rebuts honteux dont il faut se débarrasser. Or comme l’aurait dit Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Les poils prélevés par la caresse, les rognures d’ongles de nourrisson, les matières fécales animales, sont recueillis par Elsa Ferry pour devenir la matière éphémère de pièces artistiques.
Le travail tautologique d’Elsa Ferry puise sa sobriété dans l’arte povera. Elle privilégie les productions organiques des corps humains ou d’animaux, et se confronte à la matière en fabriquant elle-même ses pièces. Le travail de Marie-Laurence Hocrelle s’oriente tous azimuts, selon l’inspiration, dans l’histoire de l’art occidental. Les pièces présentées balaient un spectre large, des portraits de la Renaissance au ready made. Marie-Laurence Hocrelle exerce l’art de la performance. Cette pratique irrigue l’ensemble de son travail, notamment dans ses photographies, lorsqu’elle se met en scène et qu’elle expérimente de nouvelles sensations corporelles. Nous pensons ici à Corps-Étalon, où l’artiste porte un mors et (en) bave, et au Voile, avec ces extensions capillaires greffées aux cils de l’artiste. Elsa Ferry et Marie-Laurence Hocrelle sont proches du pan mystique de l’art corporel, dans cette volonté de transcender la matière charnelle, sans pour autant avoir recours à la violence extrême, aux actions exhibitionnistes, narcissiques ou masochistes.
Les deux artistes intègrent la nature à la culture, et le corps est considéré comme le produit de cette somme. L'exposition HENNIR propose d'explorer les rapports qu’entretiennent l’humanité et l’animalité. Elsa Ferry et Marie-Laurence Hocrelle partagent la conviction que penser à la Bête, c’est aussi penser à l’Homme, et qu’on ne devrait plus pouvoir prétendre penser l’une sans l’autre. « HENNIR » pour plusieurs raisons. Commençons par son sens premier, le cri du cheval, parce qu’il renvoie visuellement à ces deux photographies dans lesquelles chacune évoque cet animal domestiqué : le Corps-Étalon de Marie-
Laurence Hocrelle et le Profil aux œillères d’Elsa Ferry.
Dans l’autoportrait Corps-Étalon, Marie-Laurence Hocrelle s’est mise en scène coiffée d’une queue de cheval élégante évoquant les coiffes des chevaux de compétition ; écarquillant l’œil, elle s’est harnachée d’un mors. Dans cette photographie, Marie-Laurence Hocrelle se tient debout très droite, dans une posture guindée. La facture réaliste et le travail en clair-obscur évoquent l’univers pictural classique, et plus précisément les portraits de profil signés par les maîtres italiens de la Renaissance. Une référence plus contemporaine est ici convoquée. En ajoutant au mot « corps » celui d’« étalon », Marie-
Laurence Hocrelle fait référence à l'Orlan-Corps créé par l’artiste ORLAN qui dès les années 1960, a questionné le statut du corps, particulièrement celui des femmes, pour révéler et lutter contre les pressions politiques, religieuses, sociales qui s'y inscrivent.
Marie-Laurence Hocrelle propose un calembour autour de l’« étalon ». Avec ses divers sens, ce terme est évocateur. L’étalon est le mâle reproducteur dans diverses espèces domestiquées, largement représenté dans l’art occidental, le cheval peut signifier symboliquement force et vitalité, qualités intrinsèques à la silhouette plantureuse de l’artiste. D’autre part, certains attribuent à cet animal un pouvoir sexuel fort, d’où l’expression imagée « chevaucher son partenaire ». Si Marie-Laurence Hocrelle interprète la monture, son œil grand ouvert défie les regardeurs que nous sommes, ce coup d’œil courroucé vise celui qui projette d’être son cavalier providentiel. L’artiste serre le mors entre ses mâchoires, elle prend littéralement le mors aux dents : elle est insoumise. La sauvage Marie-Laurence Hocrelle se moque de son rôle social, de jeune femme bien dressée, ou dirait-on « bien éduquée », pour renouer avec sa part d’animalité, gagner en une puissance, et par-delà, accéder à la liberté de devenir elle-même.
Si Marie-Laurence Hocrelle nous défie du regard, en revanche avec Profil, Elsa Ferry porte des œillères. Dans ce curieux autoportrait, son visage est masqué par des pièces de skaï attachées à des fils de fer aux extrémités adaptables. En créant ces objets détournés de l’univers du dressage animalier, Elsa Ferry nous suggère la cécité volontaire comme une protection aux agressions extérieures de ce monde.
2 Comble de la part de l’artiste, si l’on considère qu’il est un agent révélateur, un visionnaire selon l’image d’Épinal. Comme un détournement de l’adage « pour vivre heureux vivons caché », qui deviendrait ici, « pour vivre heureux, fermons les yeux ». Se voiler la face ou avoir la face voilée ? Marie-Laurence Hocrelle, à travers un second autoportrait photographique, présente un voile. Dans cette œuvre éponyme, où l’ambiance est intimiste, où le cadrage est serré sur le visage et le buste, Marie-
Laurence Hocrelle s’est mise à nu. Ses épaules et sa gorge sont dévêtues. Avec ses lèvres boudeuses coquettement colorées de rouge, sa chevelure bien peignée, lissée et nouée en arrière, il y a comme une envie de plaire. De l’attirance on bascule subitement dans la répulsion en constatant ses yeux ourlés de cils ondulés et interminables. À ce masque grotesque, collage d’extensions capillaires, le regardeur pourrait répondre par le rire. Mais au contraire, c’est une atmosphère dramatique qui se dégage de ce dispositif : ses cils débordent et dégoulinent sur son torse pâle. L’artiste comme appelée par le halo de lumière froide surgissant du hors champ, a le visage tourné vers la lumière et le front illuminé à la manière des Saintes représentées dans l’histoire de la peinture occidentale. Comme une madeleine, Marie-Laurence Hocrelle pleure. Madeleine, comme celle des Évangiles, la Marie-Madeleine d'abord prostituée puis sainte. Ce modèle conçu par l'Église médiévale pour que les chrétiennes cessent d’être « perdues ». En effet, comment s'identifier à l’immaculée Marie (mère du Christ) et à la toute première femme, la faute incarnée, Eve la maudite ? Marie-Madeleine toujours représentée avec une longue chevelure dénouée pour lui reprocher sa vie dissolue, pour saluer sa dévotion d’avoir essuyé les pieds du maître avec ses cheveux, pour ceux de la pénitente, si longs que dans le désert ils lui tombent aux pieds. Mais voilà, la Sainte Marie-Madeleine a un statut spécial, car rappelons-le, jusqu'au milieu du XXème siècle, une femme vertueuse ne devait pas sortir « en cheveux », sous peine d’être couverte de quolibets. En ces temps archaïques, la pudeur occidentale exigeait de cacher sa chevelure, la tignasse coiffée devait être bien rangée sous un couvre-chef, chapeau ou foulard, autrement dit, il fallait porter un voile. Les conventions sociales exigeaient également des pucelles de passer le voile de la mariée, et devenir pour le meilleur et pour le pire, non pas une femme, mais la femme fidèle du mari. Quelques-unes désiraient plutôt embrasser Dieu. Elles prenaient le voile et se retiraient du monde social. Parmi celles-ci, dans des temps encore plus lointains, les pénitentes errantes dans le désert, ou les recluses du moyen- âge, laissaient pousser leurs cheveux jusqu’à dissimuler leurs corps sous ce voile capillaire et renoncer aux ornements vestimentaires. Quelques autres, plus rares, prirent les voiles, mais la société jetait un voile sur leurs vertus et les familles chuchotaient leurs noms. Tous ces voiles ont été la cause de tourments, la source de pleurs antédiluviens. Et si un historien se consacrait à la représentation de l’affliction dans l’art occidental, il est à parier qu’il analyserait des œuvres comportant presque exclusivement des représentations féminines.
Tout de même, gens qui pleurent et gens qui rient, les larmes sont autant les complices du chagrin que de la joie. Et dans l’œuvre de Marie-Laurence Hocrelle, les larmes sont absentes. Et voici l'autre sens du mot « hennir ». Hennir, rire bruyamment, se laisser gagner par ses émotions, libérer le trop plein, par-delà la pudeur et les conventions sociales. Troublant, le voile de Marie-Laurence Hocrelle l’est. Est-il porté pour masquer une autre réalité ? Déshabillée, Marie-Laurence Hocrelle n’en éprouve aucune gêne, elle se donne au regard. L’artiste lève le menton, offrant sa bouche sensuelle. Le doute plane. Le doute est permis en présence de cette mystérieuse femme-fontaine dont l’hirsutisme proviendrait d’un trouble hormonal. Ces extensions capillaires, sorte d’attribut sexuel excessif, sont frisées comme les poils qui ornent la toison féminine. À la limite de la pudeur, cette outrance en appelle aux intenses échanges qui conduisent le désir féminin à un état de ravissement tel qu’ils ouvrent les vannes à diverses effusions. Gloire à Éros, mesdames, messieurs, pleurons tous d’extase en hennissant.
Il paraît qu’on ne sait pas d’où viennent les deux mots latins « pilus » et « capillus ». Qu’ils soient pubiens ou capillaires, ce sont des poils. Les cheveux poussent sur la tête et les poils sur l’ensemble du corps. La chevelure, particulièrement celle des femmes, aurait un pouvoir de séduction : on la chérit, on la toilette, on la teint. Le poil en revanche nous hérisse : associé aux sécrétions, il provoque la répulsion. Les deux artistes se jouent de ces présupposés avec leurs bobines atypiques. Le fil d’Elsa Ferry est constitué de poils pubiens tandis que celui de Marie-Laurence Hocrelle est assemblé avec ses cheveux. Ariane en resterait pantoise. Il a fallu trois ans de patience à l’une et cinq ans d’endurance à l’autre pour créer ces œuvres. La coïncidence est frappante à plusieurs égards. Outre ce blond vénitien, ces bobines sont le fruit d’un labeur minutieux, d'une ardeur réciproque pour coller bout à bout, pointe à pointe, mèche à mèche. De cette ferveur commune résonne une ode à la lenteur, où les deux artistes entendent le flux de la pousse. Recentrées sur le cycle vital, il s’agit de prendre le temps d’observer, de collecter et de créer, ainsi s’arrachent-elles de l’instantanéité, voire de l’urgence.
D’autres œuvres sont troublantes. De prime abord, on ne saurait dire si les Perruques d’Elsa Ferry sont fabriquées à partir de poils ou de cheveux. À l’électricité, au laser, aux produits chimiques, Elsa Ferry préfère les caresses pour collecter les poils d’animaux domestiques à partir desquels elle confectionne ces objets artistiques. Ce contact est prolongé par l’artiste lors de la manipulation des touffes poilues pour fabriquer ses pièces. Plutôt que la vue, dans ce travail, Elsa Ferry en appelle au toucher.
3 Les poils ont toujours été présents dans l’art. Comme le dit Daniel Arasse, « La peinture à poils a toujours existé sauf dans les cavernes. Parce que pour peindre, il faut un pinceau, et un pinceau c’est du poil ». Outre ces poils fins d'animaux utilisés pour confectionner les pinceaux des artistes, on peut également évoquer les peintures de chasse, les portraits de ces éminents personnages qui posent dans leurs plus beaux atours en fourrure. Mais voilà, lorsque la pilosité concerne l’être humain, c’est différent. On est efficace comme la teigne : on débroussaille, on rase, on épile selon des formules classiques, brésiliennes ou intégrales.
Plutôt velue, La part manquante de Marie-Laurence Hocrelle l’est. Préférant les cheveux aux fils, l’artiste a patiemment brodé une forme d’étoile sur un tambour. Pratiquée dans le monde entier, la broderie existe depuis une époque très reculée ; cette technique est un art de la décoration pour certains, un artisanat ou un loisir pour d’autres. Activité féminine au cours des premières décennies du XXème siècle, la pratique de la broderie a décliné, la femme émancipée n'ayant plus le temps, ni l'envie de broder. Pourtant, Marie-Laurence Hocrelle, femme de cette aube nouvelle, propose une œuvre brodée. L’artiste complique l’exercice en ajoutant soigneusement au tissu cette touffe de poils. Elle revisite l’histoire de la broderie, assimilée à la culture du raffinement, en proposant sa version sauvage.La référence artistique ici suggérée par Marie-Laurence Hocrelle est Tonsure de Marcel Duchamp. Datée de 1919, il s’agit d’une photographie prise par Man Ray, lequel a immortalisé, le crâne de son copain Marcel tonsuré en forme d’étoile prolongée d’une queue de comète. Considérée par les historiens comme un geste dada, l’œuvre relève plutôt de la mesure sanitaire, puisque pour l’anecdote, de retour de voyage, l’artiste était infesté de parasites. De plus, Marcel Duchamp avait une aversion pour la pilosité. Outre qu’il associait les poils à la laideur et à la saleté, ils représentaient pour Duchamp un grossier rappel du fait que l’homme n’est qu’un animal peu évolué. Réputés imputrescibles de la naissance à la mort et au-delà, les cheveux relient le bord des mondes. Marie-Laurence Hocrelle réplique à Tonsure de Duchamp avec ambiguïté, par ce scalp symbolique ou cette toison d’or. La part manquante propose une fiction ironique, dans laquelle les cheveux rasés du Père de l’art contemporain auraient été retrouvés et rassemblés en relique. Ses cheveux offerts font référence aux rituels par lesquels les cheveux coupés ou récupérés sont pourvus de pouvoirs surnaturels. Ici, le sort aurait pour vertu, à travers la convocation du défunt Marcel Duchamp, de réconcilier l’Homme avec sa part animale.
Cheveux, poils, ongles sont considérés, dans certains contextes rituels, comme des matériaux magiques. Pour Bague, Elsa Ferry a capturé des ongles de nourrisson dans de la résine. Minuscules et translucides, on devine ces ongles plus qu’on ne les voit distinctement. Contrairement aux articles de joaillerie, l’anneau d’argent de cette bague-ci, par sa finesse extrême et sa grande fragilité ne peut se porter au doigt. Si la fonction usuelle de cet objet est annulée par l’artiste, en revanche, la portée symbolique de l’anneau est ici confortée. D’emblée, l’idée de porter des ongles assemblés en bijoux peut sembler absurde. Il y a aussi cet amalgame improbable entre des restes vivants et le minéral, une perte dérisoire à une pierre précieuse. Mais il ne s’agit pas de rognures quelconques : ces cornées appartenaient à un nouveau-né. L’évanescence est sanctuarisée dans le chaton de la bague. Ainsi, à ces ongles, l’artiste offre le symbole du diamant, l’éternité. Cette amulette serait le support de mémoire. Elsa Ferry renvoie au processus de régénération. En effet, les ongles sont des tissus organiques qui ont le pouvoir de se reconstituer, ces mystérieux petits riens que les êtres vivants sèment, sont ici réhabilités par l’artiste comme les chantres du miracle de la vie.
Marianne Feder, commissaire de l’exposition