© Raul Canibano Courtesy Galerie NegPos
« L'atmosphère était si humide que les poissons auraient pu entrer par les portes et sortir par les fenêtres, naviguant dans les airs d'une pièce à l'autre. »
Gabriel Garcia Marquez – Cent ans de solitude
Lorsque l’on découvre les photographies de Raul Cañibano, on peut être subjugué par ce qu’elles nous donnent à voir. Que se passe-t-il donc dans ces images ? Leur sous-jacente nature surréaliste, la part d’ombre, leur structure interne, l’incongruité des sujets, tout dans ces images nous renvoie à l’étrangeté du monde. Plus de doute alors, le réel peut-être magique, quand il est ausculté par l’œil vif et acéré de ce photographe.
Son regard s’est formé et exercé dans la rue qui fait prendre aux choses et aux gens une vie aléatoire et biscornue. De ce fait, le regard de Raul Cañibano a du mal à percevoir le réel sous un seul angle, dans un seul plan et une seule durée. Complexes, ces images développent une existence propre et singulière et elles ne peuvent être rangées dans une catégorie ou dans une autre.
À la fois documentaires, anecdotiques, flexibles et surréelles, nous avons finalement affaire à des êtres autonomes et qui, plus que toutes autres représentations bidimensionnelles, nous regardent.
© Raul Canibano Courtesy Galerie NegPos
© Raul Canibano Courtesy Galerie NegPos
Du fond de la rue et du fond des campagnes surgissent des situations et des instants où nous pénétrons d’autres univers, souvent fantasmagoriques, parfois cauchemaresques. La traversée du tableau est complète et nous ne sommes pas loin des mondes oniriques, baroques et picturaux dressés par Emir Kusturica, David Lynch ou Peter Greenaway.
De l’esthétique de Raul Cañibano, nous pourrions dire que par certains aspects elle se rapproche de la photographie classique de rue en noir et blanc estampillée Magnum, mais ce serait trop simple et trop réducteur. C’est sans doute aussi cela la force des images de Cañibano : pas de mise en scène, pas de montages ou de modifications a posteriori. La « simple » collision de plusieurs facteurs : le(s) contenu(s), l’instant et le choix du cadrage sont les seuls causes de la richesse de l’image.
Si l’on décrypte à présent point par point ce qui se produit dans les images les plus emblématiques de Cañibano, nous pouvons décomposer leur puissance active en ingrédients divers et hétérogènes.
En premier lieu, la composition. Construite avec une grande rigueur jusque dans sa périphérie, elle nous laisse souvent deviner un hors-champ. De fait, il règne dans ces photographies une sourde tension avec le réel, pleine de mystère et d’invisible. Cette composition est souvent structurée en un jeu de plans, qu’une importante profondeur de champ, qui « aligne » des réalités n’ayant a priori rien à voir entre elles, vient renforcer.
En deuxième lieu, le choix des sujets photographiés. L’énigme se révèle souvent épaisse lorsque l’identité des personnes est filtrée : regards barrés, grimages festifs ou masqués par les circonstances… Comme par exemple ce jeune aux lunettes de plongée, allongé et positionné au premier plan avec une incrustation en diagonale en bas et à droite de l’image. Ou bien ces autres, l’un le regard coupé par une feuille de canne, l’autre, un voile enroulé autour du visage, ou le corps entièrement masqué par un t-shirt substitut d’un abri, les ombres portées qui découpent leur propre matière… La dissimulation est un des attributs préférés des photographies de Cañibano et comme dans un jeu de poker menteur, les cartes ne sont jamais celles que nous attendions.
En troisième lieu, l’instant. Le temps dont nous parle Cañibano est improbable, et en cela, il illustre l’une des plus grandes forces/faiblesses de la photographie. Que peut donc bien représenter concrètement 1/125e de seconde ? Illusoire vérité ou absolu moment d’éternité ? L’instant que nous décrit Cañibano n’existe pas… ou plutôt si, il n’existe que par la photographie.
© Raul Canibano Courtesy Galerie NegPos
Les photographies de Cañibano nous offrent donc ce que peu d’images parviennent à délivrer aujourd’hui et cela, grâce à une étonnante économie de moyens. Ici, pas de post-traitement et pas de manipulation numérique. Les élucubrations vaseuses de bon nombre de faiseurs d’images contemporains, qui bénéficient de l’assistance digitale et d’autres substituts à la créativité, font pâle figure face à ce maître du mystère et de l’orthodoxie argentique. Retour aux origines de cette photographie, qui avec ce qu’elle a de plus simple, a encore tant à nous dire et tant à inventer.
Patrice LOUBON
Directeur de la galerie NegPos
Biographie
Raul Cañibano, 1961, photographe cubain, vit à La Havane.
Il travaille sur la rue et le monde rural cubain, captant des situations parfois onirique où l’être humain devient un icone souvent mystérieux qui ne dit pas tout sur ce qu’il est. Regards indéchiffrables, voiles, masques, contrejours,... le photographe exprime les doutes que porte l’image à rendre compte de l’identité.
Il produit une forme de documentaire lyrique et énigmatique, laissant une grande place à l’interprétation du spectateur.
Primé et célébré par de nombreuse instance nationale il est l’un des plus prometteurs photographes de sa génération. Remarqué par Alejandro Castellote, il figure dans son anthologie de la photographie latino-américaine « Mapas Abiertos » ouvrage de référence, publié en 2003.
Quelques une de ses expositions hors de Cuba :
CUBA vs CHILE, Galerie NegPos, Nîmes, 2006
San Francisco Arts Commission, SFAC, USA, 2002
Cuba Now, Washington DC, USA, 2001
Cuba Si! 50 years of Cuban photography, Royal National Theatre, London. 2000
Justina M Barnicke Gallery, Galerie JMB, Toronto, Canada, 2000