Le Grand écart © Beatrix von Conta
Galerie Le Réverbère Rue Burdeau, 38 69001 Lyon France
Les images prolifèrent aujourd’hui à une vitesse inouïe sur des supports sans cesse nouveaux. La photographie, pourtant, reste une énigme. Inlassablement et avec bonheur, je reviens vers sa simplicité trompeuse, sa mince surface silencieuse et l’évidence de sa complexité. Regarder le paysage me demande du temps. Sous quelle forme re-présenter autrement ce qui s’offre à la vue sous une effarante banalité ? Dans le kaléidoscope des possibles, le moindre clignement des paupières, une ombre qui passe, fait voler en éclats ce qui semblait provisoirement stable dans un cadrage choisi. Rien ne s’impose d’emblée, mais tout pourrait se révéler.
Mon attention se porte davantage vers ce qui exprime, aujourd’hui, le difficile rapport de l’homme à la nature, cette cohabitation parfois durement négociée avec ses incohérences et maladresses. D’où vient mon émotion face à des espaces dont l’hétérogénéité, l’incohérence, les failles visibles, peuvent inspirer plutôt le refus que l’adhésion ? Comment cela se fait-il que j’y décèle une beauté particulière ? Mais peut- être pourrais-je tout simplement dire que j’aime ces paysages-là, que leurs défauts sont les stigmates d’une histoire, du temps présent, et que cette histoire est aussi la mienne. Un miroir à double lecture. J’ai la sensation que le réel est recouvert d’une peau d’ « images » d’une fragilité incroyable. Et qu’en photographiant ces lambeaux-là, je constitue une impossible « collection » d’instants uniques et précieux que je tente d’extraire de l’oubli à venir. L’homme semble avoir déserté ces paysages-là, pourtant, comme disait Cézanne, « L’homme est absent, mais tout entier dans le paysage ». Au fond, c’est cela le paysage pour moi et c‘est pour cette raison que je trouve la confrontation avec lui absolument passionnante.
Le Grand écart
Ma première rencontre enchantée avec la Gaspésie suite à une invitation par les Rencontres Internationales de la Photographie en Gaspésie / Québec a eu lieu en 2011, elle s’est poursuivie sous forme d’une résidence en 2012. Photographier le paysage exige un positionnement face au monde et tout voyage en terres inconnues représente un défi, impose une posture que j’appellerais le « grand écart ». Celui de trouver la bonne distance, de percevoir, malgré l’éblouissement de la rencontre, ce qui semble significatif et juste dans les facettes que le réel donne à voir. Cette nouvelle expérience du paysage, mais aussi de l’amitié, a été placée sous le signe d’une pluie fine et durable, rideau gris somptueux et velouté, ralentissant l’entrée des images sur la scène photographique. Photographier c’est aussi faire avec, cela ne veut pas dire se contenter, au contraire, c’est créer à partir d’un réel qui lui ne se plie jamais à nos désirs. Au fil des jours et des kilomètres parcourus s’est formé un ensemble photographique loin des stéréotypes de « terre vierge » que le voyageur pourrait attribuer à ce territoire singulier du Québec. Le Grand écart n’est pas une carte postale de la Gaspésie. Il explore avec un réel attachement ces paysages subtils et silencieux, aux configurations spatiales loin de celles rencontrées sur le continent européen, mais « griffés » de plus en plus, et souvent d’une façon indélébile, par les traces produites par l’activité humaine.
Le Grand écart a été réalisé lors d’une résidence dans le cadre des Rencontres Internationales de la photographie en Gaspésie/Québec en 2011 et 2012
Le Grand écart © Beatrix von Conta
L’Eau barrée
Depuis de nombreuses années, l’eau s’est infiltrée comme un sujet majeur dans mon approche photographique du paysage contemporain et de sa mutation inexorable. La thématique des barrages est présente dans nombre de mes séries depuis une dizaine d’années. Incroyables forteresses grises, dominant la puissance de l’eau au milieu de paysages harmonieux, leur artificialité s’oppose au contexte naturel. Fascinants, à la fois séducteurs et inquiétants, les plus impressionnants sont devenus au fil du temps des lieux d’excursion, alimentant un tourisme industriel de plus en plus prisé. Source de production énergétique, régulateurs de crue, ou réserves d’eau alimentant des villes entières, le public ne retient habituellement que les noms des ouvrages particulièrement marquants et monumentaux ainsi que l’aspect positif d’une production d’énergie hydraulique renouvelable non-émettrice de gaz à effet de serre. Il oublie souvent que la majorité des rivières françaises se trouve « corrigée » par toutes sortes de dispositifs de régulation, certes plus discrets, mais qui influencent considérablement et durablement la structure du paysage ainsi que les écosystèmes aquatiques. Dans L’Eau barrée, projet en cours, je ne souhaite pas dramatiser l’impact visuel déjà fort de ces ouvrages à la beauté austère, mais entremêler des fragments d’une réalité paysagère aux visages multiples et contradictoires.