
© Jacques Mataly
La Minoterie / Nayart 22 chemin de la Minoterie 64800 NAY France
Alors que dans notre quotidien, nous sommes submergés de toutes sortes de formes, j’ai rencontré une simple ligne : un immense bloc bleu posé sur une gigantesque surface verte, et un trait si paisible qui s’étend à l’infini entre ciel et mer... Succomber au charme de cette ligne, cela me semblait évident.
L’horizon est une réalité éminemment paradoxale, à la fois un désir d’infini et une promesse d’ouverture. Il ouvre sur des contrées lointaines que l’imagination s’empresse d’explorer et il incline à la rêverie. Il est à la fois visible et ouvert sur l’invisible, limité et tourné vers l’illimité, stable et pourtant mouvant. Il ne peut être localisé en aucun point de l’espace objectif, et pourtant il n’est pas une illusion d’optique totalement subjective. Les contradictions qu’il engendre ne peuvent se satisfaire d’une explication univoque. Séparer et unir le ciel et la mer, mais aussi le proche et le lointain, tel est la double fonction de l’horizon, à la fois coupure et suture. Quand ils ne sont pas confondus, la mer et le ciel paraissent courir l’un vers l’autre, s’intensifier et se mélanger le long de la ligne d’horizon. Il y a là une invitation à voir l’impossible, à promener son regard au bord du globe terrestre. S’installent alors un rythme partagé entre l’émergence et le secret, une ligne de flottaison de l’imaginaire.
© Jacques Mataly
Ces photographies pourraient être prises n’importe où, ce qui leur permet de revendiquer une certaine universalité ; nous avons affaire à quelque chose de plus qu’à des lieux simplement photographiés. L’horizon correspond au désir de dépasser les frontières du sensible et du cognitif. Quand le paysage devient un état de l’âme, l’horizon s’investit de sentiments et prend un caractère poétique; devant ce spectacle, je me sens emporté, ces vagues que je vois, je les dépasse, elles m’obligent elles-mêmes à les quitter et font se déployer pour moi d’autres paysages. Ce lieu en contient une infinité d’autres, il n’est pas refermé sur lui-même. Si une partie masquée devient visible, une autre se dérobe. Et derrière tout paysage, s’en cache un autre, à découvrir. Tout horizon franchi débouche sur un autre horizon.
Au début, mes images étaient parfois rectangulaires ; l’horizon se promenait, plus ou moins haut au gré des circonstances, et quelques éléments perturbateurs – grève, rocher, ponton – pouvaient même se glisser au bord du cadre. Mais ce n’était pas bien, ou, plutôt, ce n’était pas juste. Petit à petit, la forme la plus simple s’est imposée : image
carrée, avec l’horizon exactement au milieu. L’abandon de toute fioriture me semble donner plus de force à l’ensemble. Chaque image apporte une différence supplémentaire et ajoute du sens à l’idée originale. Elle est un fragment, un échantillon découpé dans un récit plus vaste. Chaque ligne, chaque horizon ont une signification qui se révèle progressivement dans la mesure où ils sont reliés avec toujours plus de photographies sur le même sujet.
© Jacques Mataly
Les premières images de cette série datent de 1999. La première exposition a eu lieu au Château d’Eau, à Toulouse, grâce à la confiance de Michel Dieuzaide. Depuis, je n’ai de cesse d’alimenter ce travail. Dès que j’ai la possibilité de m’installer au bord d’une mer ou d’un océan, je pose mon pied photo et je guette. Le “rendement”, si l’on peut dire, est très faible. Les prises de vue demandent de la vigilance, et le résultat est aléatoire. Il faut donc accepter un rapport au temps qui passe différent des modèles occidentaux ; mais cela fait, intrinsèquement, partie de la démarche. Il faut savoir persévérer, ne pas craindre se lever tôt, garder les sens en éveil, et être réceptif. La confrontation à l’attente, à la fatigue, aux éléments naturels (lumière, vent, froid, ...) impose de travailler avec beaucoup d’humilité ; il peut se passer des heures et des heures sans que j’aie l’occasion de déclencher.
À cause de quelques rendus chromatiques “inhabituels”, on me pose parfois des questions sur la façon dont j’opère. Je suis un peu “old-school” : j’utilise un Hasselblad et j’essaie beaucoup de films différents, souvent en développement croisé. Mes préférés sont la Velvia, en positif, et l’ancienne gamme pro Agfa (Ultra, Optima, Portrait) en négatif, dont j’avais un gros stock mais que j’ai fini par épuiser...
Longtemps je me suis contenté de la focale normale de 80 mm. Elle correspondait à l’amplitude de mon regard devant le paysage. Son utilisation était naturelle. Mais le matin -j’ai l’habitude de m’installer tôt, bien avant le lever du soleil - je dois parfois mener une lutte, aussi féroce qu’illusoire, avec les bateaux des pêcheurs qui prennent un malin plaisir à traverser le cadre de mon appareil photo. Donc, pour limiter les occasions perdues à cause d’intrus dans l’image, je me résous, quand c’est nécessaire, à réduire le champ de la prise de vue; et pour cela j’ai fini par céder aux sirènes d’un téléobjectif...
© Jacques Mataly
Photographier la ligne d’horizon reste une préoccupation récurrente. C’est un travail éternellement en cours, qui ne sera jamais exhaustif, et dont la fin n’a pas de sens. Après plus de dix ans de fréquentation, de tentative de séduction, je n’ai pas gagné un pouce dans la distance qui me sépare de la ligne d’horizon, mais j’ai le sentiment d’avoir installé une certaine complicité/compréhension. Pour se livrer, la ligne d’horizon exige du temps. J’essaie d’être patient. Dans cette quête m’accompagnent de nombreux poètes (essentiellement contemporains) qui se sont eux aussi confrontés à la “lisière céleste” ; ils m’aident beaucoup à tenter de l’appréhender. Ainsi, ces quelques vers du poète espagnol José Àngel Valente, qui a si bien évoqué l’horizon : « Interminable limite où je parviens, Là où rien ne se termine, Là où le non-être Commence interminablement être Pure imminence. »