© JOACHIM BONNEMAISON ALLEE DE LERSE 2011 / 2013
Galerie Michèle Chomette 24, rue Beaubourg 75003 Paris France
Cela a fini par se savoir, le paysage n’existe pas en soi, il est une création du regard et, de ce fait, échappe à l’universel quoi que veuillent nous en faire accroire les points de vue touristiques rassembleurs. De là à affirmer que chacun voit le paysage qu’il mérite, il n’y a qu’un pas, mais un pas depuis quoi ou vers quoi ? Si le regard a pour gouvernail la pensée, tout aussi individualisée, et qu’il s’agit de la manifester via un acte artistique, on en arrive, plus particulièrement en photographie, à une faculté duelle prodigieuse : la pensée visuelle, dont l’amalgame est tel que quand elle s’exerce il s’avère impossible de déterminer lequel des deux, de la pensée ou du regard, précède ou domine l’autre. Sachant que la photographie directe prélève un état momentané du monde sous une lumière donnée dans un cadrage déterminé, ceux qui sont doués de l’ambition et de la capacité de regarder le monde, d’en opérer une lecture et de le réfléchir, aux deux sens du terme, mettent en œuvre leur pensée visuelle dans tout projet de paysage ; certains imposant à leur medium d’outrepasser ses limites et donc les conventions qu’elles ont générées dans les formes de représentation.
La formation de l’œil de Joachim Bonnemaison s’est faite à l’adolescence sous l’influence de peintres comme Dürer, Turner, et surtout Albrecht Altdorfer (La bataille d’Alexandre 1529, première leçon de globalité, contrejour, profondeur de champ) et de l’école de précision de la Renaissance, où réalisme signifiait fouiller, et donc rendre dans ses moindres détails, le sujet à représenter. Il lui en est resté forcément quelques paramètres d’exigence à appliquer dans le champ de la photographie. Laquelle est une délégation optique de l’œil qu’il n’a eu de cesse de porter tant au-delà de ses bornes techniques que de ses capacités à représenter, en créant les outils pour servir ses projets : la visibilité augmentée de ce qui demeurait hors d’atteinte de l’œil et des dispositifs ordinaires de l’appareillage photographique. Cela ne revient pas à inventer du visible au réel mais à déplacer son seuil d’invisibilité et à transformer les normes du champ photographique, en intégrant, plus largement que lors d’un cadrage traditionnel, les entours du sujet de la prise de vue et la continuité du monde. Prendre en compte sa globalité sphérique par une incision circulaire comme dans un fruit ou en pénétrant ses cavités par une sorte de cœlioscopie, en l’occurrence pour en extraire une suite de paysages en Tondo. Il ne s’agit pas d’une coquetterie, cette forme incarne le principe même du projet et en constitue l’aboutissement légitime. Et ce, bien davantage que lors des rares tentatives volontaires qu’a connues l’histoire de la photographie, de Charles Nègre à Umbo, en passant par des images scientifiques qui, elles, ne relevaient pas de visées plastiques. Alors que voit-on, ou plutôt que pénètre-t-on, quand on regarde les espaces-paysages ronds de Joachim Bonnemaison ?
© JOACHIM BONNEMAISON ROUTE D’ESSEY I 2011 / 2013
Pas seulement un fragment du monde mais une entité qui rassemble en son sein l’ensemble des manifestations possibles de la chose photographiée. Autrement dit l’essence même d’une treille, d’un plant de vigne, d’un marronnier, d’un poirier écartelé, d’un rocher dévoré de lichen, d’un ciel ennuagé, d’un champ de coquelicots, de la levée du matin ou de la tombée du soir, d’un paysage qui décline en une suite d’images trois arbres penchés, une réunion de vaches et d’autres arbres isolés plus fiers, tout en tentant d’échapper à gauche et à droite au tronc central qui en premier plan fait achopper le regard, d’une serre en triptyque qui oscille entre transparences et désordres et porte à son comble l’idée même de serre. La complétude est telle à chaque fois que, pour ne citer qu’elle, cette treille dit tout de l’expérience visuelle et sensible du phénomène treille, et qu’il en va ainsi d’un sujet à l’autre.
© JOACHIM BONNEMAISON LA SERRE - Hommage à Charles Nègre 1998/2013
D’autant que le regard est happé par la profondeur qui creuse ces images en volume orbital au lieu de stagner en surface comme dans celles produites par la photographie classique. Cette pénétration du motif de la treille, toujours elle, permet de la vivre de l’intérieur, d’en ressentir la courbure tout autour de soi, tout comme celle du ciel en coupole que viennent griffer les arceaux légèrement feuillus qui accueillent le regard pour le conduire plus loin vers le fond de l’allée. L’image devient un enclos actif ambulatoire à l’effigie d’une des variantes de la nature tout en incarnant son immanence. Rien de spectaculaire ni d’exotique ne se joue ici, ces paysages sont ceux d’une nature apprivoisée, familière, à échelle humaine, de la belle province française, l’atmosphère y est paisible, faite pour le bonheur de vivre en harmonie, et tout y est à sa place.
Surtout la couleur, dont la justesse et l’alacrité favorisent l’incarnation du printemps ou de l’automne, de l’épanouissement comme de l’abandon, voire même des senteurs saisonnières, de la douceur de l’air, de l’acidité végétale, alors qu’elles ne relèvent pas de l’ordre visuel et pourtant sont plastiquement présentes.
La réalité visible du monde est expansible, elle se dilate et se contracte, elle est fluide et cinétique, elle s’organise selon ses propres lois mécaniques, particulièrement en milieu naturel, elle est volatile car soumise à l’écoulement du temps et à l’excédent comme à l’absence de lumière, elle dispose d’une énergie considérable et occupe tout espace, tout volume, sans déperdition ni changement de nature, car elle renouvelle sa présence à l’infini. Il serait tentant de qualifier de ces mêmes termes, tous relatifs à un gaz, le processus de pensée visuelle du monde que déploie Joachim Bonnemaison, et pareillement la nature des représentations par l’image qui en émanent, si paradoxalement ils ne s’appliquaient à une substance invisible pour les yeux … ! C’est pourquoi la prétention à rendre compte du monde, à en épuiser les formes, à en embrasser l’étendue, fut-ce en y forant des puits par la photographie en tant qu’acte plastique, requiert de s’armer en miroir de souple démesure, de refus des bornes, d’aptitudes à l’infiltration, l’expansion, la compression, voire à la combustion et même à l’explosion, tout cela mâtiné d’une bonne dose d’obsession positive. Les prodiges obtenus dans le rendu photographique : richesse vibrante des couleurs, intensité vivace des formes, précision du traitement des données du lieu et de celui de la lumière de forme hémisphérique qui, tour à tour, les cisèle ou les baigne, tiennent aussi à la chaîne argentique dont tant de maillons se sont brisés ou perdus ces dernières années que de très rares productions artistiques en bénéficient encore. Joachim Bonnemaison a voulu sa « Suite verte » comme un chant du cygne à la gloire de l’argentique, depuis les prises de vue en ektas 4/5 ou 20/25 jusqu’aux tirages somptueux sur Cibachrome qui revendiquent leur origine, et dont seuls trois exemplaires pourront voir le jour. C’est ainsi que Joachim Bonnemaison mène depuis 1973 son épopée en photographie, à l’épreuve des réalités visibles du monde qu’il s’est donné pour mission de représenter, dans une échappée libre sur d’autres circuits que le peloton, ceux qu’il s’invente, pour nous livrer aujourd’hui quelques uns des paysages que son regard a mérités !
© JOACHIM BONNEMAISON LA TREILLE - Automne 2011 / 2013
Au sortir de la « Suite verte » certains visiteurs, selon leur âge et leur niveau transgressif, seront invités à pénétrer « La Chambre des Secrets de l’Origine du Monde », une installation d’objets photographiques désirants, désirables et réfléchis, que n’auraient désavoués ni Gustave Courbet ni Jacques Lacan. Michèle Chomette, 12 décembre 2013