© Sandra Calligaro
BNF Bibliothèque Nationale de France - François Mitterrand quai François Mauriac 75013 Paris France
CENTQUATRE 104 rue d’Aubervilliers / 5 rue Curial 75019 Paris France
BNF : du 20/12/2013 au 23/02/2014
CENTQUATRE : du 07/02/2014 au 16/03/2014
« Si la guerre - les opérations de la coalition, les attentats, le retour des Taliban - a focalisé le regard depuis dix ans, ce qui frappe en revoyant Kaboul régulièrement depuis vingt ans, c’est l’émergence d’une nouvelle classe urbaine occidentalisée, vivant de l’afflux d’argent qui a suivi la coalition depuis 2001. Loin des clichés de l’Afghanistan enturbanné, les nouveaux urbains se croisent dans les supermarchés de Kaboul, le portable à l’oreille. Les vêtements, surtout masculins, sont plus ajustés, mettant en valeur la fréquentation des salles de musculation et transformant les pratiques corporelles (comment uriner accroupi dans un jean moulant?). Dans l’espace privé, les logements plus petits accélèrent le passage à des unités familiales réduites où les enfants disposent de leur chambre et la hiérarchie des âges se modifie au détriment des anciens dont l’autorité est sapée par les évolutions sociales et technologiques.
L’émergence de cette classe moyenne urbaine ne va pas sans tensions internes; les codes contradictoires coexistent dans un bricolage improvisé. L’invité se rend compte que le premier salon à l’occidental, sert surtout comme signe d’ascension sociale; la vie familiale quotidienne se passe dans une autre pièce, où l’on s’assoie par terre, de façon traditionnelle. L’espace public est également fragmenté, les lieux de sociabilité (cafés, restaurants, salles de gym) des classes moyennes sont largement fermés aux classes populaires dont les valeurs et les références sont largement en contradiction avec les leurs. Le retrait de la coalition pourrait bien amener la disparition de ce groupe urbain porteur d’un projet de modernisation opposé à celui des Taliban - et même d’une partie des élites politiques d’aujourd’hui. Témoigner de son existence est donc important aujourd’hui, avant que les évènements emportent ce témoignage fragile de ce qu’aurait pu devenir l’Afghanistan. »
Gilles Dorronsoro
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Démarche
La série Afghan Dream, est un travail au long cours que je réalise depuis 2011: ayant moi-même habité à Kaboul pendant plusieurs années, j’ai voulu rendre compte de l’expérience de la ville au quotidien via mon regard d’auteur. Photographe représentée par l’agence Picturetank, je collabore régulièrement avec la presse, mais le travail proposé reflète au contraire d’un parti pris documentaire afin de témoigner de l’Afghanistan autrement que par son actualité.
Ma démarche est avant tout de présenter les Afghans, les « Kaboulis » plus précisément, de la manière la plus ordinaire possible et d’aller ainsi à contre-courant des images véhiculées par la presse, focalisées principalement sur le sensationnel du conflit. Une mère de famille qui fait les devoir à sa fille adolescente, des jeunes qui « tchatent » sur leur Smartphone, une famille qui regarde la télévision… : autant de situations qui les rendent plus proches du spectateur, sans que mon but ne soit non plus de gommer leur culture.
Afghan Dream est couplé d’une analyse sociologique de Gilles Dorronsoro, Docteur en sociologie politique et spécialiste de l’Afghanistan contemporain. Le projet s’accompagne également d’une création sonore réalisée par l’artiste Julie Rousse à partir de témoignages, d’entretiens et de sons enregistrés à Kaboul au printemps 2013.
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Conditions de Réalisation | Le supermarché comme point d’entrée
Du Finest…
A Kaboul, les supermarchés qui proposent des produits internationaux foisonnent depuis quelques années. Un des plus réputés est le « Finest » ; j’y vais moi-même faire mes courses à l’occasion. Il y a quelques temps, en remplissant mon panier au milieu des allées, je remarque que les autres clients étaient en majorité des Afghans et non plus des « expatriés » comme moi. Le directeur du Finest, Aref Nazeri, un Afghan parti étudier en France dans les années 1980, et qui y a par la suite travaillé dans la grande distribution, confirme mon impression : si à ses débuts le magasin répondait essentiellement aux besoins de travailleurs internationaux, la tendance s’est depuis inversée : la majeure partie des clients sont afghans, du jeune homme qui vient parader pour boire son Red Bull à la mère de famille qui achète lait en poudre en même temps que cosmétiques (60 % des clients étaient étrangers lors des premières années d’ouverture, 70 % sont afghans maintenant).
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… Au Rêve Afghan
Cette première approche m’a servie de base pour aller à la rencontre des nouveaux urbains : quoi de plus caractéristique qu’une clientèle de supermarché ? J’ai donc été à la rencontre des clients du Finest, hors du Finest. Comment les acteurs de cette nouvelle classe vivent-ils ? Où habitent-ils ? Quels autres endroits fréquentent-ils ? Quels sont leurs autres loisirs ?
A l’instar du Finest, qui bien plus qu’un simple supermarché s’avère être un lieu incontournable de socialisation, de nouveaux lieux de détente et de divertissement fleurissent dans la capitale afghane. Restaurants, bowling, spa… « Luxe » certes réservé à une minorité d’urbains, le rêve d’un nouvel Afghanistan est pourtant en marche, porté par une jeune génération qui grandit avec l’avènement des télécommunications ; Internet et les réseaux sociaux créant une réelle révolution au niveau du rapport à l’autre, dans un pays où la liberté de mouvement reste très relative, même dans la capitale. L’élan est prometteur mais le retrait de l’OTAN, prévu pour la fin de l’année 2014, plane sur cette classe sociale comme une menace sournoise. En dehors de tout pronostique sur le plan politique, le retrait des 100 000 actuelles troupes va surtout s’accompagner d’une réduction des investissements occidentaux et probablement engendrer une crise économique majeure (pour exemple, le budget de l’aide occidentale sera de 5 milliards en 2014 ; en comparaison, les seuls Etats-Unis avaient investi 100 milliards en 2011). On ne peut, dès lors, que souligner la fragilité de cette promesse de modernité.
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