Sans titre, Picauville © Mathieu Pernot
Centre de la photographie - Genève 28 rue des Bains 1205 Geneve Suisse
À l’invitation du Point du Jour, Centre d’art/Éditeur, Mathieu Pernot (artiste) et Philippe Artières (chercheur) ont investi pendant trois ans, les archives d’une institution psychiatrique installée dans un village de la campagne proche de Cherbourg. Il s’agissait pour eux, à partir d’un repère historique, l’année 1944, d’explorer à la fois les documents iconographiques (films et photographies) et les dossiers médicaux des malades, et d’organiser une certaine histoire de la photographie à travers celle de l’institution psychiatrique. Le résultat de leurs recherches donne à voir aujourd’hui une exposition dont le Centre de la photographie Genève en présente une partie ainsi qu’un livre, intitulés les deux « L’Asile des photographies ». Cette exposition est présentée, simultanément à Cherbourg au Point du Jour. Elle sera reprise en février 2014 à la Maison Rouge à Paris.
L’exposition du Centre de la photographie Genève est construite en trois espaces : Une salle est dédiée aux photographies de Mathieu Pernot faites dans cet asile psychiatrique: destirages en bloc, des photographies d’objets, présentées comme une encyclopédie ainsi que des vues de bâtiment. Un second espace présente un travail d’archivage photographique : des documents photographiques produits par l’asile des années 1940 au années 1960 et retrouvés par Mathieu Pernot et Philippe Artières seront exposés . Enfin, le Centre de la photographie projettera une autre de leur production : des rushs des productions visuelles de l’asile, et répertoriés par Pernot et Artières.
Artiste né en 1970, Mathieu Pernot vit à Paris. Il a récemment exposé au Frac Bretagne et à Marseille dans le Cadre de Marseille 2013, capitale européenne. Le Musée du Jeu de Paume (Paris) prépare actuellement une rétrospective de son travail présentée en février 2014. Il est représenté par la Galerie Éric Dupont.
Philippe Artières est historien, directeur de recherches du CNRS à l'EHESS (Paris) et président du Centre Michel Foucault. Il a notamment publié, avec Michelle Zancarini-Fournel, Le groupe d'information sur les prisons : archives d'une lutte, 1970-1972 (IMEC, 2001) et, avec Mathieu Potte-Bonneville, D'après Foucault : gestes, luttes, programmes (Les Prairies ordinaires, 2007, Point seuil, 2012).
Extrait de l’argumentaire rédigé par Mathieu Pernot et Philippe Artières à l’issue de leur première visite en 2009 :
Investir le « patrimoine noir », ces milliers de lieux où des hommes et des femmes ont vécu, parfois très durement, travailler sur toutes ces institutions qu’on ne voit plus alors qu’elles occupent dans nos paysages souvent le premier plan, ne pas regarder seulement le monumental mais le fragile, questionner ce non-dit et ces silences, retrouver et animer les quelques traces conservées, avec elles, soudain éclairer les visages des acteurs de cet en-deçà de l’histoire, les prendre au sérieux, tendre l’oreille, scruter les lieux ; porter attention au minime, à l’infime, à tous ces gestes aussi qui ne font l’objet d’aucun discours, d’aucun enregistrement; se faire le chroniqueur de ces événements minuscules sans pour autant les transformer en folklore.
Voilà qui pourrait caractériser le rapport que nous entretenons tous les deux, l’un artiste, l’autre chercheur au contemporain. Nos travaux respectifs depuis plusieurs années n’ont cessé en effet de se croiser ; un dialogue en particulier autour de l’usage de l’archive s’est instauré par livres et œuvres interposés : nous nous reconnaissions dans le geste de l’autre à dresser des cartographies du mineur ; travailler ici sur le site de Picauville sera l’occasion de partager nos regards respectifs, de les confronter aussi : faire l’expérience commune d’une rencontre avec des sédiments de mémoires, en suivre les contours, plonger dans les failles et les gouffres non pas pour faire spectacle mais être au plus près des vies qui s’y déroulèrent et qui s’y poursuivent encore.
Sans titre, Picauville © Mathieu Pernot
Texte introductif au livre, cosigné par les deux auteurs :
L’asile des photographies
Philippe Artières et Mathieu Pernot
La religieuse tient de sa main droite un boîtier photographique. Avec la gauche, elle fait de grands mouvements pour positionner ses modèles pour la traditionnelle photographie de groupe. Derrière elle, garé au bord de la chaussée, se trouve l’autocar utilisé pour les sorties collectives. Elle éclate de rire et prend une photo. Les modèles ont un point commun : ils sont tous internés à l’hôpital psychiatrique du Bon Sauveur de Picauville dans la Manche. En contre champ une autre religieuse filme la scène.
L’image date des années 1960, elle est en noir et blanc, la Fondation du Bon Sauveur à Picauville a alors 130 ans, elle a connu bien des évolutions et des événements. Elle sort à peine des années de guerre et de son bombardement par les alliés, tuant plusieurs patients, mettant sur les routes les asilés et détruisant une grande partie de ses bâtiments. Ceux que photographie cette bonne sœur ont vécu cette histoire.
Cette religieuse photographiant pourrait ainsi être la première image de ce livre. Une image dans laquelle figurent des patients, des religieuses et le personnel soignant. Un tout autre point de vue que celui d’une photographie montrant des fous tels que l’histoire de la photographie en a tellement produite. Peu de photographes derrière les appareils qui ont enregistré les images de cet ouvrage mais des psychiatres, malades, infirmiers et familiers de l’institution qui se saisirent d’un boîtier pour garder une trace de ce qu’ils voyaient, de ce qu’ils vivaient. Des regards croisés, des histoires superposées, la vie d’une institution représentée.
Ce sont ces histoires que nous avons voulu montrer. Celles que nous avons trouvées dans les vieux albums et boîtes de diapositives conservés dans une salle d’archive improvisée. Léon, ancien infirmier psychiatrique et archiviste audiovisuel de l’institution fut notre passeur. C’est lui qui donna un nom aux visages, évoqua le souvenir d’une après-midi de sortie et raconta ce que fut son expérience du lieu.
Dès notre première visite, nous avons été littéralement médusés par ce qui se donnait à voir et l’idée d’être face à un objet unique, exceptionnel, ne nous a plus jamais quitté. Tout semblait être là, des images officielles à celles tenues au secret du dossier médical, des visions du dehors aux points de vue du dedans, des rires de la vie à la douleur de la maladie.
Au fil des mois, la collection s’est étoffée, elle est devenu imposante, énorme même. Elle couvrait plus de cinquante ans. Il y avait non seulement des photographies de sorties ou d’événements festifs mais aussi des clichés pris par les assurances pour les dommages de guerre, des représentations de l’institution à destination du dehors avec un ensemble conséquent de séries de cartes postales, des clichés de l’ordinaire des jours, des coupures de journaux... D’autres corpus ont été retrouvés au point que cette hétérogénéité semblait couvrir l’ensemble des usages du médium photographique (reportage de guerre, image de presse, photographie de théâtre, carte postale, clichés de famille, portrait d’identité, imagerie médicale, etc) tout en affirmant la grande singularité de chacun d’entre eux.
Mathieu Pernot : De l’iconographie de l’hôpital psychiatrique de Picauville, nous avons fait des histoires de la photographie, non pas dans le sens d’une « sous histoire » du médium, mais plutôt d’une histoire périphérique, à la marge, une sorte d’asile des photographies. Ici, pas d’héroïsme artistique, pas d’auteurs revendiqués derrière les photographies, juste la fulgurance des images et l’éclat du réel dont elles sont la trace. Au moment où la petite histoire des images de Picauville s’écrivait, quelques fois à quelques km de là et face aux même réalités, les grandes figures de ce médium écrivaient les pages de sa grande Histoire. Rober Capa venait de débarquer sur les plages de Normandie lorsque l’assureur de Cherbourg photographiait les ruines de l’hôpital psychiatrique bombardé par les forces alliées. Les bals masqués de Picauville étaient contemporains des fêtes d’halloween que Diane Arbus allait enregistrer dans les hôpitaux psychiatriques américains et les récréations photographiques des religieuses en promenade dans les marais normands faisaient échos aux jeux des séminaristes italiens que Giacomelli fixait dans son village de ... Une histoire parallèle à l’histoire officielle de la photographie, mais surtout une contre histoire de la photographie en milieu psychiatrique. Loin des fous de San Clémente de Depardon, des hystériques de Charcot ou des monstres de Diane Arbus, les images de Picauville renvoient à une forme d’altérité. Quelque chose que l’on trouve dans les albums de familles de nos parents. La couleur de l’ektachrome, le décor des années 60 et surtout les moments festifs de la vie. Un bal masqué, une kermesse, une après-midi à la plage. Une esthétique d’albums de souvenirs et un sentiment de familiarité lié à la proximité de ceux qui se trouvaient de chaque côté de l’appareil photographique.
Philippe Artières : Il y a eu pour moi qui le plus souvent, travaille sur des écrits, l’impression d’être mis en effet avec cette collection en présence d’un trésor. Ce trésor n’avait ni cartel, ni vitrine, ni coffre ; il était là dans ces cartons fatigués, dans cet hôpital perdu au milieu des marais. Si ces images me sont apparues immédiatement précieuses, ce n’est pas qu’elles ne livraient pas une contre-histoire de la psychiatrie au vingtième siècle. Tout ce que ces images représentent, nous le savions, des thèses l’avaient décrit. Cette collection ne lève aucun voile, aucun scandale. Ce qui m’a passionné comme historien, est que réunis, mis ensemble, ces corpus témoignaient d’une histoire de l’ordinaire. Au fond, ces photographies gommaient l’exceptionnel et une forme d’exclusion par l’image. A la fois, c’est un quotidien des jours, la routine que montrent ces photographies et non plus seulement le délire, la crise mais il s’y loge aussi une histoire social du regard qui, dans nos sociétés, est véhiculé toujours par des auteurs et qui soudain surgit là dans la brutalité de l’anonymat et du collectif. Des clichés sans auteur que l’on peut référencer néanmoins. C’est troublant et en même temps stimulant lorsqu’on s’interroge sur ce que peut la photographie à la construction du récit historique. Il me semble que notre option commune face à ce trésor a été de le montrer par une opération spécifique de montage. Agencer des séries d’images qui n’ont pas été produites au même moment, qui n’ont pas la même vocation, qui n’ont même pas le même objet.
MP : J’étais depuis longtemps habité par l’envie de réaliser des histoires de la photographie et de mettre le médium à l’épreuve d’une nouvelle iconographie. J’ai retrouvé dans la diversité et la singularité des images de Picauville des éléments sur lesquels je travaillais depuis quelques années. La porte étroite de l’asile aura finalement été l’occasion de réaliser ce montage et de retourner l’œil sur lui même. Il ne s’agissait plus de faire l’histoire de l’asile par les images mais de réaliser des histoires de la photographie à partir de l’iconographie d’un hôpital psychiatrique.
Bal masqué, Picauville © Mathieu Pernot
PA: Le geste que nous avons partagé, celui de cette opération de montage ne consiste pas tant à mettre l’un après l’autre des photographies ou le plus souvent des photographies qu’à opérer un classement des images qui produit une intelligibilité inédite et pour autant représentative de la réalité de la collection. Devant ces ensembles de séries, nous avons procédé autant par goût que par intérêt théorique. Notre obsession n’a pas été d’éviter le flou, pour reprendre une expression du langage photographique. Notre choix a toujours été de ne jamais prendre les clichés pour des documents ayant d’abord un intérêt documentaire, donc de sombrer dans un livre d’histoire illustrée, et à l’inverse que le montage ne soit pas l’appui d’une thèse. Ni illustration, ni preuve. Certains de ces clichés sont spectaculaires, d’autres d’une grande banalité ; pourquoi à tout prix en neutraliser ces deux aspects, crises et routines. Ils sont la vie. Autrement dit, éviter une forme de révisionnisme que le montage de photographie peut encourager. Pour moi, l’intervention ne pouvait donc se limiter à cette opération de choix et de montage. A côté de la collection de photographies, il y avait une archive papier elle-aussi très importante. Celle-ci ne s’arrêtait pas et courait jusqu’à aujourd’hui. Je me suis donc aventurer dans cet autre continent non pour y chercher les notices possibles des images ni même pour trouver des éléments de contextes mais des textes qui pourraient constituer la bande son de ce montage, quelques murmures, quelques fragments parfois à peine audibles car l’image est silencieuse.
MP : Une question se posait pour moi sur la nature de mon intervention. Monteur d’images des autres, auteur de nouvelles prises de vue? J’ai voulu m’inscrire comme l’un des maillons de cette chaine photographique, sans autre prétention que celle de me glisser dans ce montage, d’ajouter quelques pages aux mille feuilles et de m’insérer dans ces histoires sans vouloir en écrire la fin. En d’autres mots, revisiter le lieu, inventorier les objets retrouvés et faire revenir les fantômes d’autres images de l’iconographie de la psychiatrie. Comprendre Picauville consistait d’abord à en faire l’état des lieux. Retrouver les anciens dortoirs, arpenter les cours de promenade désormais envahies d’herbes folles, sentir l’odeur du bloc opératoire vidé de ses accessoires. Refaire des photographies de ces lieux préalablement représentés. Epuiser le lieu par l’image, s’épuiser dans l’image du lieu. Etablir un inventaire des objets. Chercher les masques des bals costumés, identifier le nom des patients auxquelles étaient destinés les gobelets situés sur les plateaux des traitements et revoir les dessins que René adressait à François Mitterrand. Photographier les appareils photos et projecteurs de films abandonnés. Constituer une archéologie des appareils qui ont vu. Faire revenir les fantômes de l’image. Ces fantômes sont agités et les images violentes. L’installation Le dortoir des agités revisite les premières images de la représentation photographique de la folie à la Salpêtrière de Paris et à l’hôpital de ... en Italie. Elle a été réalisée dans les anciens dortoirs d’un bâtiment fermé.Attachés par des cordes au lit, les matelas sont en proie à des convulsions et se trouvent traversés par l’histoire de la représentation des corps en souffrance. Le dortoir est à nouveau habité. Peut-être faudrait-il aussi parler de toutes les images que je n’ai pas faites. Celles que l’on s’attend à voir lorsque l’on parcourt un travail réalisé dans un hôpital psychiatrique. Mais la force et la singularité d’une œuvre peut quelquefois se mesurer à ce qu’elle décide de ne pas montrer et les images trouvées à Picauville ont cette particularité de nous faire traverser les usages du médium sans pour autant rentrer dans le cliché de la photographie asilaire.
PA : J’ai pour ma part longtemps hésité, et même évité d’écrire sur ces images trouvées. Il me semblait qu’il y avait on pas seulement un risque de bavardage, mais de recouvrement par la parole et par les mots, celui d’opacifier l’image au lieu de la rendre plus visible. Ecrire entre les photographies où les séries pouvait en outre donner l’impression que nous forcions le trait. C’est donc d’abord un autre montage que j’ai opéré et qui vient après les images, il est constitué par des fragments d’archives extraits des dossiers médicaux, des rapports et des correspondances. Monter des énoncés à distance des images pour faire entendre la mémoire du silence au vacarme de cette institution. Ecrire est donc d’abord passé par une opération d’extraction et de ressaisie de mots d’une extrême intensité. Mais produire ces montages qui suivent l’ordre des images ne suffisait pas à nos yeux pour faire entendre l’histoire de la photographie que la collection de Picauville constitue. En effet, ces montages de mots ne sont pas la bande son des images vues, ils disent aussi la formidable inscription de cette histoire à d’autres, celle de la guerre, celle de la famille, des institutions religieuses, celle d’un territoire... J’ai donc entrepris à mon tour un inventaire d’un certain nombre d’objets, de questions, de figures qui traversent, habitent et nourrissent cette collection de photographie, sortant parfois des clichés montrés pour m’aventurer vers d’autres qui sont restés dans les boîtes. Le projet n’a donc pas été d’écrire sur la folie, pas plus que de parler à la place des patients de Picauville mais bien de trouver un régime de discours qui disent aussi l’importance de ces images dans ce qui constitue encore aujourd’hui la face noire de nos sociétés contemporaines et contribuer à sa mémoire.
L’objet que ce texte ouvre n’est pas indifféremment un livre ; nous souhaitions au départ distinguer en volume les différents corpus, puis l’évidence de la mise en série continue s’est imposée. Un livre conçu pour que le lecteur puisse le lire, le regarder dans le sens et dans l’ordre qu’il souhaite ; il ne suit ni un ordre chronologique ni une problématique mais il dessine un récit, une histoire. Cette histoire est éclatée, multiple, diverse, elle est fragmentaire, elle est faite d’image disparue, de photos redoublées, elle trébuche, elle est incertaine.
Bref, c’est une histoire de la photographie.
Photographies et vignette © Mathieu Pernot