Les deux amies © Jean-Claude Bélégou
Immix Galerie 116 quai de Jemmapes 75010 Paris France
Et les prises de vues démarrent... Automne 2008.
La première prise de vues commence, la lumière est terne, ça ne me déplaît pas, la prise de vues est un flux, c’est un champ d’expérimentation, à ce moment-là je ne pense plus trop à tout ce que j’ai prévu avant ça et à tout ce que j’ai regardé, je me laisse emporté par ce qui advient. Il y a eu un test de prises de vues avec le nouveau modèle L. (Celui de droite sur la photo) avant ça et j’ai donc déjà une idée de ce que son corps peut donner photographié par moi.
Ça ne se passe pas trop mal mais la lumière décline vite, je suis en numérique et le bruit arrive avec le déclin de la lumière, il n’y a rien à tirer de la fin de la prise de vues. Ceci dit entre les deux modèles nous sommes loin de la fusion, et loin de la distance aussi. J’ai le sentiment de ne pas encore avoir trouvé la bonne distance et la bonne fragmentation entre les deux. Mais avec encore quelques prises de vues, c’est un début plutôt prometteur, il y a un bon espoir pour la suite...
Les deux amies © Jean-Claude Bélégou
Secondes prises de vues mêmes modèles hiver 2008/2009.
Seconde journée de prise de vue un mois plus tard, c’est l’hiver il fait très froid dans la maison pour des nus, enfin tant pis cette maison est inchauffable, cependant le ciel est dégagé. Mais l’heure du rendez-vous pour la prise de vue est déjà passé, et L. n’arrive pas. Je la réveille au téléphone, très en retard, elle arrive encore endormie, et n’émergera pas avant la fin de la prise de vues, après avoir soigneusement englouti la seule boîte de chocolats de Noël, des chocolats blancs ...
Elle déjeune, elle mange, elle cause, la lumière tourne, et il y a déjà un rayon de soleil depuis un bon moment et nous n’avons toujours pas commencé, intérieurement ça me rend malade. Cette lumière est précieuse et on ne fait pas de la photographie autrement qu’avec de la lumière, il n’y a que l’hiver qu’elle entre aussi loin dans les pièces. Cette lumière-là nous ne la retrouverons pas au mieux avant un an.
Enfin nous y sommes, un moment de Grâce, les deux modèles se laissent envelopper par la lumière, c’est très sensuel, et elles s’abandonnent l’une à l’autre, là il se passe quelque chose, mais ça ne dure jamais longtemps en hiver en Normandie les rayons de soleil, et nous avons commencé trop tard et le soleil tourne, tourne... Retour de la grisaille, la lumière décline rapidement mais il y a encore quelques images à contre-jour sur la fin sur le ciment brut.
Elles ont encore bien des réserves à se toucher, s’étreindre. Mais est-ce une étreinte que je cherche? Décidément le miracle du Déjeuner sur l’Herbe ne se reproduit pas sans que je sache comprendre pourquoi, était-ce de travailler en extérieur? Etait ce le soleil? L’été? La nudité au contact de l’herbe, de l’eau, du vent, des peaux qui se frôlaient et s’effleuraient? Etait-ce que les modèles avaient alors le sentiment, qu’elles exprimaient souvent en partant le soir, d’une journée de vacances? Des corps qui bougeaient ou qui s’en sommeillaient, je guidais à peine les poses. Tout était alors fluide, nous enchaînions les poses sans difficulté, je laissais venir les corps et il y avait, de part et d’autre, une joie sereine tranquille et efficace. Un bonheur, quelque chose qui devait ressembler à du bonheur, alors que j’étais alors dans un des épisodes les plus dépressifs de ma vie. Et même si toute cette mémoire que j’en ai n’est peut-être que fiction de ma mémoire, c’est ce qu’il en reste sur les images. Là il y a un moment, ce moment ensoleillé, où tout ceci aurait pu venir, n’était pas loin d’advenir, de se libérer, se laisser aller à l’image et au plaisir de poser. La prise de vues pour le modèle doit être un moment d’oubli, à la fois être soi, au plus profond de soi et dans le même temps à fleur de peau, et s’oublier. Une prise de vues est toujours prise de vie, se donner c’est s’abandonner à l’image, seule fin et seule justification de toute cette mise en oeuvre, de toute cette débauche de travail, d’efforts, de pensée, de désir et d’inquiétude de ma part, de technique, de savoirs. Mais à l’issue de cette prise-là, L. ne reviendra pas et sans doute sa décision de ne plus s’investir dans le projet, son désengagement, est déjà là en elle au cours de cette journée. Mais je n’ai encore jamais abandonnée une série de cette façon, pour ce qu’elle se heurte à des obstacles pratiques. Il faudra donc de nouveau aller à la pêche au modèle et attendre que le moment opportun de nouveau se présente. Attendre, qu’il est long d’attendre lorsque l’esprit est occupé d’un projet qu’il ne cesse de retourner dans tous les sens pour tenter de lui trouver une voie, une issue et qu’il y a déjà consacré tant d’énergie.
Les deux amies © Jean-Claude Bélégou
Troisième prise de vues l’une des modèles change Nous sommes en février 2010.
Changement du modèle, N. succède à L. Impossible de travailler avec un modèle qui arrive quand la lumière s’en va, et puis c’est stressant, et il n’y a plus de chocolats. Les qualités physiques d’un modèle sont une chose, ses qualités dans le travail sont non moins indispensables. De toutes façons elle ne veut déjà plus poser.
Le nouveau modèle N. arrive avec une journée de retard, encore plus endormie et malade que la précédente. Premier après-midi, je fais rapidement un test, je regarde sur écran, ce n’est pas très bon, elle est trop théâtrale, et la photographie ce n’est pas du théâtre, on est dans la proximité, l’appareil frôle souvent les corps, pas dans la distance de la scène. Il s’agit d’être et non de jouer. Cependant je me raisonne, me dis que tout ça doit pouvoir évoluer et s’améliorer, et qu’on doit pouvoir faire quelque chose. Le lendemain, nous commençons donc avec elles deux. De nouveau ce matin-là une belle lumière entre dans la maison. Quelle chance j’ai décidément! Mais ces chan- gements de lumières permanent ne sont pas favorables à l’unité de la série. Il fait froid, très froid, elle grelotte littéralement, il faut dire qu’il est tombé de la neige et qu’il fait effectivement sacrément froid, ça ne favorise pas la détente.. Mais sitôt le soleil parti, à cause de la neige au-dehors, la lumière dans les pièces est blafarde. Je ne sais pas si c’est pour ça que je pars dans une toute autre direction, ou parce que cette fois j’avais décidé de jouer la carte de la distance entre les deux corps plutôt que de l’étreinte, et de l’étendue dans l’espace plutôt que du plan serré? Pour les prises de vues, j’ai repeint la pièce, d’orange je l’ai fait devenir grise. Et une autre pièce café au lait. Couleurs plus neutres qu’auparavant. Ça m’a pris quinze jours. Et cette fois aussi je joue les accessoires, fragments de dessous, couleurs vives, l’opposition du rouge et du vert - Ah les «terribles passions humaines» ! Du coup ça ressemble plus à des scènes d’intérieurs de bordels du dix-neuvième siècle dessinés ou peints par Degas ou Toulouse-Lautrec qu’à Courbet ou aux véristes allemands. Nous devons à l’origine faire quatre-cinq jours de prises de vues. Troisième prise de vues, le lendemain matin, changement de pièce, grisaille, lumière plate, même à contre-jour
il n’y a ni ombre ni haute-lumière. Mais je ne vois vraiment plus ce que je peux faire, à la moitié de la matinée je ne parviens même plus à cadrer. Je suis dans le banal-plat. Ca frôle le désastre, tout est plat. Au vu des résultats de ce troisième jour, je décide alors d’arrêter la prise de vues avec N. que je ne sens pas très bien et qui pose au mauvais sens du terme. La décision n’est ni très facile pour moi ni pour les deux modèles, N. en restera fâchée. Et le projet en plan, je commence à me décourager.
Les deux amies © Jean-Claude Bélégou
Quatrième prise de vues l’une des modèles change encore juin 2010.
Pourtant j’essaie encore. Troisième modèle A. remplace N., là aussi j’ai fait un test de prises de vues avec ce nouveau modèle quelques jours auparavant qui s’est plutôt bien passé. Elle a un corps, elle n’est pas pudique, et elle est ponctuelle, mais ce n’est pas quelqu’un qui s’abandonne à la prise de vues, qui s’y perd comme dans une vague, et c’est un peu rigide dans les poses et les visages. S. et A. se connaissent un peu mais - gêne? Cette rigidité gagne rapidement les deux corps. Et bien qu’il fasse infiniment plus chaud, c’est encore plus glacial que la seconde. Bien que je sois toujours très directif sur les poses, je ne donne jamais d’indications sur les expressions, ça vient ou ça ne vient pas, et là les expressions ne viennent pas. Et malgré mes indications tout résiste. J’essaie cette fois de ne pas trop donner dans la mise en scène, de demeurer plus économe, mais j’ai vite le sen- timent de tourner en rond, une tentative en extérieur, dans le verger du Déjeuner sur l’Herbe, est absolument catastrophique. Je reviens aux intérieurs en contre-jour le lit sous une fenêtre. Jeté gris, c’est assez monochrome, nues, aucune ponctuation de vêtements, trop de couleurs nuit à la couleur. Mais de ces deux corps jetés ainsi sur le lit j’ai vite fait le tour et c’est comme si ils étaient de marbre et non de chair. De nouveau je ne parviens plus à cadrer, une ultime tentative avec des draps s’avèrent catastrophique. D’ailleurs, le premier modèle S. qui n’a pas changé depuis la première prise de vues commence aussi à se lasser d’avoir à changer constamment de partenaire, une série qui piétine ainsi est assez décourageante, et elle jette l’éponge aussi après cet ultime tentative. Et puis je ne suis pas sûr qu’elle soit très à l’aise dans cette série. Moi de même, la dynamique du projet finit brisée par cette succession d’obstacles et d’approximations fac- tuelles, et si ça me semble toujours avoir été une excellente idée en soi, je ne suis plus sûr du tout que ça puisse fonctionner ni d’avoir encore envie de m’y atteler, je ne trouve plus grand sens à tout cela. Je ne suis plus sûr que le format - 24 x 36 auquel je suis passé en passant de l’argentique au numérique - soit le bon format et peut-être le carré aurait mieux ceint les deux corps. Ca ne communique pas, ne circule pas, la mayonnaise ne prend pas, et je ne renouvelle pas cette première journée de prises de vues. Voilà presque deux ans que la série est commencée, il y a eu à peine cinq jours de prises de vues, ce qui est bien trop peu en deux ans, à chaque prise de vues j’ai eu le sentiment non d’aller plus loin et de faire mieux, non pas de poursuivre une piste qui passées les premières esquisses, était une piste fertile, mais de battre chaque fois un peu plus en retraite et de m’enliser. S. me dit qu’il faudrait que je trouve deux filles très intimes l’une l’autre pour reprendre la série. Alors j’abandonne la série...
Les deux amies © Jean-Claude Bélégou
Photographies et vignette © Jean-Claude Bélégou