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Chapelle des Beaux-Arts de Paris 14 rue bonaparte 75006 Paris France
Le reportage de Davide Monteleone
La Tchétchénie souffre d’une image négative dans le monde entier depuis au moins dix ans : symbole, non seulement, de la guerre dans sa forme la plus violente, de la férocité humaine, de l’apocalypse sur Terre, mais aussi de la fierté indépendantiste et de la rébellion contre Moscou. Les grands auteurs de la littérature russe, de Pouchkine à Tolstoï en passant par Lermontov, ont dépeint le peuple tchétchène comme l’un des plus fiers et indomptables de la planète, fier de ses origines, de ses particularités et de ses traditions, attaché à ses racines et à son passé précolonial, déterminé à les préserver, quel qu’en soit le prix.
Cette soif de liberté s’est exprimée pour la première fois au XIXème siècle, lorsque les montagnards rebelles du Caucase ont conjugué leurs forces pour livrer la ghazawat contre le tsar qui avait pour ambition de les placer sous son joug. Ils étaient guidés par le légendaire Imam Chamil, né aux confins de la Tchétchénie et du Daghestan, vénéré encore aujourd’hui comme un saint. Déjà, Moscou avait pris le dessus. S’ensuivit la répression du clergé et des anciens combattants, une sanction exemplaire contre tous ceux qui avaient eu l’audace de se révolter. L’identité tchétchène était déchirée. Moscou commença par envoyer des colons russes pour «rééquilibrer» la population locale et prévenir les risques d’une nouvelle rébellion. Le sentiment de défiance perdure.
Avec l’ère soviétique : encore une fois, face à la force du nombre et de l’histoire, les Tchétchènes doivent courber l’échine, quitter l’uniforme des guerriers et renoncer à leurs aspirations de liberté. Staline décide, en 1944, de déporter tous les Tchétchènes en Sibérie et en Asie centrale, en les accusant (à tort) de collaborer avec les nazis. Plusieurs années d’exil, pendant lesquelles l’identité tchétchène est préservée à quelques milliers de kilomètres de la mère patrie. La Tchétchénie est bouleversée en profondeur par les Soviets et leurs maisons sont habitées par des Russes. Les Tchétchènes trouvent refuge sur leurs terres d’origine : dans des villages des montagnes, où ils peuvent parler leur langue, ce qui leur est interdit dans la capitale, Grozny. La détente décrétée en 1957 sous l’ère Kroutchev signe leur retour en grâce. Après l’effondrement de l’URSS dans les années 90, le moment est opportun pour s’opposer à Moscou. Le héros de cette période est le général séparatiste de l’Armée rouge Doudaïev. Au cours de la guerre de 1994-1996, le héros tchétchène prend les traits barbus de Chamil Bassaïev, roi de la terreur contre Moscou qui souhaitait imposer la charia, la loi d’Allah.
Célébration chrétienne orthodoxe de « kupanie v prorubi » (bain pris dans un trou creusé dans la glace) pendant l’Épiphanie. Il reste peu de choses de la religion orthodoxe en Tchétchénie. La plupart des minorités russes chrétiennes ont fui au début des années 1990 pendant la création de l’État Indépendant tchétchène par Djokhar Doudaïev. La majorité de la communauté orthodoxe vit dans le district de Naur, et fait partie des Cosaques. Avec la « normalisation » progressive de la Tchétchénie, les Russes ont quitté la République. La langue tchétchène, autrefois interdite, est désormais régulièrement parlée. La « tchétchènisation » menée par Kadyrov a conduit la communauté orthodoxe à migrer vers les républiques voisines et cette petite com- munauté est maintenant principalement employée dans la police ou l’armée. Depuis quelques temps, Kadyrov essaie d’intégrer les jeunes Russes dans les programmes pour la jeunesse : il leur donne de l’argent s’ils apprennent la langue tchéchène et se convertissent à l’islam et les envoie en Turquie pendant les vacances dans un club portant le nom de son père, le Club Kadyrov. Naur. © Davide Monteleone pour le Prix Carmignac Gestion du photojournalisme
Ces trois périodes historiques ont changé en profondeur le visage de la Tchétchénie, sa so- ciété, les hommes et les femmes, son identité.
Après la seconde campagne amorcée en 1999, l’an 2000 est l’année zéro pour la culture et l’identité tchétchène. Grozny est réduite en miettes par Poutine. Le tissu social et culturel est anéanti. Les réfugiés tchétchènes sans abri et privés de leurs biens se comptent par milliers, discrédités par les Russes qui les accusent de tous les maux. Les voilà à nouveau chassés de leurs terres.
12 ans après la fin officielle du conflit contre Moscou, qu’est-il advenu de la république ? Qu’en est-il de ses ambitions passées ?
La Tchétchénie est aujourd’hui une république autonome de la Fédération de Russie. Davide Monteleone s’est rendu pour la première fois en Tchétchénie à l’occasion d’un court reportage en 2003, puis à nouveau en 2007. Il a pu se rendre compte à quel point le pays avait changé au cours de ces années : grâce aux milliards investis par Moscou dans la reconstruction, des gratte-ciel, des parcs et des jardins, de nouveaux lieux de pouvoir sont sortis de terre, les exilés sont progressivement rentrés chez eux, mais pas tous. Soumise et pacifiée par la force, la Tchétchénie se voit conférer le statut de vainqueur dans l’iconographie et les discours officiels des hauts responsables russes, érigée en modèle de vertu et en exemple pour les républiques voisines du Caucase. La démocratie a été abolie, l’opposition a été muselée, toute contestation rendue vaine, le développement social paralysé, pour ne pas dire, revenu au temps du Moyen Âge. Pour ce dernier projet réalisé entre janvier et avril 2013, Davide Monteleone a souhaité y retourner afin d’enquêter sur la vision actuelle de l’identité tchétchène. Il a voulu avant tout savoir qui, de la Tchétchénie ou de la Russie, était sorti vainqueur du conflit. La réponse est sans appel, la Russie. Mais si l’on regarde les choses sous un autre angle, il se peut bien qu’il en soit autrement.
Une jeune fille priant dans l’unique madrasa de filles officielle de Tchétchénie et de Russie. C’est l’une des plus vieilles madrasas, où les jeunes filles et les femmes peuvent étudier la religion musulmane. Cela fait treize ans qu’elle est opérationnelle, car par le passé, l’école fut réduite en cendres par les autorités fédérales de Russie. Grâce à Aimani Kadyrova, Présidente de la fondation publique régionale portant le nom de Akhmat-Khadji Kadyrov, la madrasa possède désormais son propre bâtiment avec tout l’équipement nécessaire à la formation. Un habitant du village déclare : « Je me souviens de l’époque où le Président Djokhar Dudaïev clamait que nos filles n’avaient pas besoin d’écoles mais de madrasas et que cette déclaration avait causé une vague d’indignation au sein de la République. Djokhar Dudaïev était critiqué partout et par tout le monde. Les gens disaient qu’il ne cherchait pas à ce que nos enfants reçoivent une bonne éducation, que les droits des femmes avaient été violés et j’en passe. Aujourd’hui, allez savoir pourquoi, personne ne proteste contre les madra- sas de femmes, contre le port obligatoire du voile pour les jeunes femmes, ou contre l’introduction de certains éléments de la charia. Au contraire, toute la population remercie le gouvernement et plus particulièrement Ramzan Kadyrov pour cela. Le regard que l’on porte sur la vie a considérablement changé ces vingt dernières années dans notre République ». Chiri-Yurt. © Davide Monteleone pour le Prix Carmignac Gestion du photojournalisme
L’indépendance à laquelle aspirait le pays n’a pas été obtenue, mais la Tchétchénie bénéficie aujourd’hui d’une autonomie vis-à-vis de Moscou, ce qui est impensable pour les autres républiques de la région et même de la fédération. Ramzan Kadyrov, protégé de Poutine, fils d’Akhmad, leader religieux et politique assassiné en 2003, exerce un pouvoir absolu et dispose de moyens et d’appuis auprès de Moscou quasi illimités. Il dirige la petite république comme le ferait un seigneur sur son fief, en reconstruisant et en remodelant non seulement les infrastructures, un temps détruites, mais surtout les mentalités et l’identité de la population.
En Tchétchénie, on parle le tchétchène, un temps proscrit, on ne pratique que les danses traditionnelles, les Russes, les orthodoxes sont peu nombreux et confinés dans quelques bases militaires et dans la région située au nord de Terek. L’islam, l’autre grand casus belli, est aujourd’hui promu à grand renfort de propagande. En menant à bien l’islamisation fantasmée par les rebelles, le pouvoir actuel a remis l’islam au goût du jour : un savant mélange de fanatisme et de misogynie, de mystique soufie et de tradition médiévale, d’orientalisme et de localisme. La société est placée sous étroite surveillance, l’alcool est interdit et la polygamie encouragée, en totale contradiction avec la loi russe.
Le pétrole est resté en revanche aux mains des Russes. La Tchétchénie touche quelques royalties pour l’extraction, mais elle fait partie des républiques de la fédération de Russie qui reçoivent le plus d’aides de la part de Moscou.
Les forces spéciales du « Bataillon Sever » (le bataillon du nord) s’entrainent pour les opérations de sécurité. La « Kadyrovtsy », composée de milliers d’hommes armés dévoués au clan Kadyrov dont beaucoup d’anciens rebelles de la première et la seconde guerre militaire tchétchène, a été créée à l’origine comme garde personnelle d’Akhmad Kadyrov, malgré le fait qu’à l’époque il n’avait aucun statut juridique officiel. Après qu’Akhmad Kadyrov a été tué, le service de sécurité fut démantelé et la plupart des hommes intégrèrent les équipes du Ministère de l’Intérieur tchétchène. Deux unités ont été créées : le « Akhmad Kadyrov », le second régiment de patrouille routière de la police et le « Régiment du Pétrole », plus tard appelées « Bataillon Nord » et « Bataillon Sud ».
Depuis 2008, Ramzan Kadyrov contrôle toutes les forces tchétchènes et a placé d’anciens commandants de sa milice aux postes les plus importants de l’État. Les deux unités de sécurité sont impliquées dans de prétendues « opérations anti-terroristes », mais selon certaines organisations, elles ont souvent violé les droits de l’homme. Grozny. © Davide Monteleone pour le Prix Carmignac Gestion du photojournalisme
L’histoire officielle de la république est une nouvelle fois l’objet de controverse. Dans la nouvelle Tchétchénie, les rebelles indépendantistes, autrefois érigés en héros aux yeux de la population, sont des chiens ou des diables, des traîtres à la solde des pays occidentaux. Les fondamentalistes musulmans, ceux qu’on appelle les « wahhabites », qui ont fait des ravages dans les années 90 sous la houlette de Chamil Bassaïev, Khattab, mais aussi l’ancien président Doudaïev, sont aujourd’hui accusés d’avoir profité de la candeur du peuple tchétchène et de s’être fourvoyés dans une religion étrangère, importée par les Arabes. Vladimir Poutine et l’entourage de la famille Kadyrov sont les nouvelles idoles. La république est un fief où la vie suit son cours normalement, où les conditions de vie sont meilleures, comparées aux républiques voisines et à de nombreuses régions situées en marge de la Russie. On peut espérer y mener une vie paisible, à condition d’en respecter les règles.
En résumé, « la Tchétchénie a gagné, la Russie a gagné ». La défaite incite de nombreux Tchétchènes à s’exiler pour une question d’honneur. Ceux qui sont restés ont repris une vie normale et peuvent satisfaire leurs besoins es- sentiels après plusieurs décennies de privations.
Une vie “normale” faite de concessions et de compromis, pour laquelle il faut parfois savoir se taire. Un état de stagnation réconfortant. Il n’y a pas d’alternative, si l’on veut travailler et pouvoir se loger et mener une vie ordinaire. Tout est contrôlé par le pouvoir qui distribue les prébendes à sa guise. Les violences physiques qui ont caractérisé les années post-conflit, les enlèvements, les exécutions sommaires, semblent avoir diminué. Les Tchétchènes s’inquiètent même de voir ces actes de violence ne plus être perpétrés. La violence est devenue psychologique : un lavage du cerveau en règle, dont les premières victimes sont les plus jeunes générations.
L’enquête de Davide Monteleone sur l’identité est peu à peu devenue l’histoire d’une soumission de tous les habitants de cette
république qui ont fait le choix de la résignation face au pouvoir en place, en contrepartie d’une vie meilleure. Comme me l’a confié un ami dans les montagnes qui entourent Itum- Kali en citant une lettre d’Ermolov rédigée à l’attention du Tsar Nicolas Ier, pendant la campagne du Caucase : « Les Tchétchènes sont un peuple combattif, difficile à vaincre, plus facile à acheter. (...) Les Russes ont dû apprendre la leçon et l’ont sûrement enseignée à nos concitoyens qui nous dirigent. »
« Merci Ramzan, merci la Russie » pour tout. « Spasibo ».
Entraînement de lutte dans un gymnase. Les portraits en arrière-plan de gauche à droite représentent : Akhmad Kadyrov, Vladimir Poutine et Ramzan Kadyrov. Akhmad Kadyrov a été le Grand Mufti de la République tchétchène d’Itchkérie dans les années 1990, pendant et après la première guerre de Tchétchenie. Lorsque la seconde guerre éclata, il changea de camp, offrant ses services au gouvernement russe, et fut nommé Président de la République de Tchétchénie le 5 octobre 2003 par le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine. Le 9 mai 2004, à Grozny, la capitale, durant le Jour de la Victoire soviétique, une explosion a lieu dans la section VIP du stade de football de Dinamo, lors d’une parade de mi-matinée, tuant Akhmad Kadyrov. Son fils, Ramzan, qui dirigeait sa milice, fut plus tard nommé Premier ministre de Tchétchénie puis Président de Tchétchénie en mars 2007. Grozny. © Davide Monteleone pour le Prix Carmignac Gestion du photojournalisme
Biographie de Davide Monteleone
Davide Monteleone (né en 1974) a commencé sa carrière de photographe en 2000 alors qu’il devient photojournaliste pour l’agence Contrasto. L’année suivante il déménage à Moscou où il y travaille en tant que correspondant. Cette décision jouera un rôle déter- minant pour la suite de sa carrière. Depuis 2003, Monteleone vit entre l’Italie et la Russie, menant à bien ses projets personnels. Il publia son premier livre Dusha, Russian Soul en 2007 suivi de La Linea Inesistente en 2009 et de Red Thistle en 2012.
Il a reçu de nombreux prix pour ses travaux, dont plusieurs World Press Photo Prize et plusieurs bourses telles que la bourse « Aftermath » ou l’European Publisher Award. Ces dernières années, il réalise des travaux pour des journaux internationaux de renom, des fondations ou des institutions culturelles ; il expose et enseigne. Depuis 2011, Davide est membre de l’agence VII Photo.
Photos et vignette © Davide Monteleone pour le Prix Carmignac Gestion du photojournalisme