Head inside shirt, 2001 © Roger Ballen / Galerie VU'
ROGER BALLEN : UN MONDE SANS SURFACE.
Dominique Eddé, écrivain Introduction du Photo Poche • Actes Sud - N°140 - Roger Ballen (Extraits)
L’œuvre de l’Américain Roger Ballen (New York, 1950) ne s’appréhende pas avec aisance, tant elle n’a jamais donné prise aux moindres effets de séduction. N’appartenant à aucun genre photographique précis, bien qu’habitée d’une indiscutable force documentaire et sociale, elle est devenue, au fil du temps, incontestable tout en ne cessant de gagner en complexité.
L’Afrique du Sud pauvre et profondément rurale est le berceau de la quête photographique et artistique de Ballen. Resserrant progressivement sa focale des lieux aux personnages, des personnages aux intérieurs et des intérieurs aux détails, il «creuse» un paysage mental et esthétique qui n’a pas d’équivalent dans le champ de la photographie.
L’œuvre de Roger Ballen commence à la frontière de l’enfance et de l’adolescence, avec Boyhood, publié en 1979. Le jeune garçon qui tient la grenouille d’une main, sa paire de sandales de l’autre annonce un thème qui ne va cesser de grandir et de se préciser : la cruauté de la condition humaine, la tension du corps aux limites de la crispation, l’omniprésence de l’animal, le va-et-vient entre normalité et anomalie. Ici, le ciel et le monde extérieur font encore partie du décor.
Avec Dorps, paru en 1986, l’extérieur tourne à la façade. On est en Afrique du Sud. Le pays où vit Roger Ballen depuis 1982. Les portes et les volets sont fermés, les bâtiments inanimés. La scène se divise en deux : la ville et ses vitrines d’un côté, l’être humain de l’autre. Dorps est le livre fondateur du monde selon Ballen.
Puppy between feet, 1999 © Roger Ballen / Galerie VU'
La deuxième étape de son travail en Afrique du Sud se déroule aussitôt après, de 1986 à 1994 ; durant la période historique des dernières années de l’apartheid (...). Là encore, Ballen va se situer aux côtés de ceux qui sont à la marge. Dans une zone rurale, dégénérée, parmi des Blancs au passé englouti, à l’avenir bouché. “Il se pourrait qu’ils soient un fragment du détritus humain de la nouvelle Afrique du Sud“, conclut-il dans la préface de P latteland publié en 1994. (...) Les dégâts physiques et psychiques sont parfois à la limite du soutenable. Et pourtant, plus on les regarde, ces êtres bousillés par le destin, moins ils nous sont étrangers (...).
En 2001, Outland introduit la narration, le mouvement, le conte. (...) C’est le début de la mise en scène, l’entrée du masque, l’invasion des fils de fer, des objets dérisoires, du débris. Pose et artifice sont mis au profit du portrait. Ici encore, des images inoubliables. L’éclat de rire partagé entre une femme et un chien. Le cochon dans les bras d’un homme à la tête de cochon. (...) Les êtres vivants se rouillent, les objets s’animent. La peluche a des yeux d’enfant et l’enfant un regard de peluche. Il n’y a plus l’once d’une différence entre le vrai et le faux qui s’imitent et se contaminent au sein d’un temps figé.
Transformation, 2004 © Roger Ballen / Galerie VU'
Peu à peu, la réalité bascule, se déglingue. Les photographies changent de peau. Elles muent, se transforment en tableau. Dérangent autrement. L’homme est en morceaux.
Un pied, deux pieds, des mains, des têtes : le corps n’est plus un corps. La vision l’emporte sur la vue. L’intérieur et l’extérieur sont confondus. Ils fusionnent. Le mur est la paroi, l’écran, le miroir, la peau, le support de tout. C’est Shadow Chamber, en 2005. Sous le silence, se devine un cri brimé. L’être humain est le jouet d’une force qui l’écrase. Il est enchaîné. La dérision envahit l’espace et le structure. Rien n’est laissé au hasard et rien n’a de sens apparent.
Plus la recherche se poursuit, plus la réalité recule, abdique. L’inconscient prend le dessus. Encore et toujours les fils de fer, de téléphone et d’électricité. Les animaux qu’on peut mettre en cage : chiens, lézards, volailles, porcs, serpents et rats Boarding H ouse paraît en 2009. Désormais, la vie intérieure s’impose sans partage. Faite de bric-à-brac, elle recompose le monde décomposé. Enterrée ou pendue, l’humanité s’efface au profit de sa trace. Le matériau est brut, le résultat sophistiqué. Le mélange des deux entretient le mystère, le malaise, l’interrogation. On songe ici à Dubuffet, comme on songe à Diane Arbus avec les portraits des années 1980 et 1990, ou à Walker Evans avec les premières photographies de maisons et devantures. Mais l’oeuvre de Roger Ballen transcende toute référence, elle n’est comparable à aucune autre.
Asylum, pousse l’aventure onirique jusqu’à la disparition de la figuration. Seul membre alerte de ce théâtre obscur : l’oiseau. Enfermé dans une prison millénaire, il veille sur les restes d’une humanité fossilisée, dessinée, évanouie. L’espace est hanté par la nuit et ses spectres. La condition humaine se raconte en l’absence de l’homme. (...)
Ce n’est pas un hasard si Roger Ballen est géologue et psychologue de formation. Pour lui, la découverte se fait à l’abri de la vie qui continue. Là où s’opère la jonction entre archaïsme et vision. Entre ruine et mémoire. Partout où dehors et dedans, avant et après se passent de frontières. (...) Ballen est l’explorateur d’un monde sans surface.
Mimicry, 2005 © Roger Ballen / Galerie VU'
Photographies et vignette © Roger Ballen / Galerie VU'