© Alex Jordan
Galerie du Bar Floréal Rue des Couronnes, 43 75020 Paris France
Avant c’est après
Les photographies d’Alex Jordan suivent les affinités visuelles qui passent entre les objets, les comportements et les façons d’être de Berlin.
De 1978 à 2010, au fil des promenades, bien des formes, des signes ou des gestes se ressemblent – qu’ils fassent écho à un passé tout proche, ou qu’ils paraissent anticiper les années « d’après » (la chute du mur). Puisqu’il est possible de voir les choses de façon décalée, hors du contexte des événements, le travail du photographe tend à les abstraire du fil irréversible de la succession historique, qui reste pourtant visible : avant, puis après, et plus jamais avant. Mais ces images de Berlin, qui jouent avec l’histoire de notre regard, sont moins anhistoriques qu’antidatées, ou inactuelles.
Si certains clichés rappellent la street photography, ce n’est qu’au hasard de l’objectif, tant le travail de la composition sur le vif s’affranchit de l’anecdote.
Loin de toute recherche de l’instant décisif, du cliché de reportage ou du spectacle de la beauté, les images témoignent de la marche régulière d’un passant à l’œil exercé aux formes, dont les parcours tracent des coupes au sein d’un espace urbain singulièrement marqué.
© Alex Jordan
L’histoire, dans nos récits biographiques, s’accommode bien des clichés. Détails frappants, correspondances, traits anecdotiques soutiennent les efforts de la mémoire, la cohérence des événements. Mais, si la force poétique de la narration se fonde parfois sur la répétition figée des discours, l’historien du regard qui compare et confronte les images s’approche de l’expérience hésitante et incertaine, sinon chaotique, du devenir. Lenteur des questionnements, rencontres fortuites et événements soudains, reconstitutions dans l’après-coup caractérisent une pensée de l’inachèvement. De même, les marches berlinoises d’Alex Jordan se tiennent à distance des grands récits.
Le devenir ouvert d’une ville vivante,exposée dans ses faits et gestes, attire l’œil exercé du photographe et graphiste, dont la démarche n’est ni humaniste, ni naïvement « plastique ». Les prises de vues rendent compte d’un regard curieux de la condition des citadins.
Les passants, promeneurs ou travailleurs, visiteurs, familles, enfants, jeunes et moins jeunes, ne sont pas aisément identifiables – Allemands, étrangers, Berlinois… ? – c’est un effet de cette coexistence qu’aucune fin collective n’organise.
© Alex Jordan
Dans l’iconographie, le Berlin « d’après » est aussi souvent montré en couleurs que les deux Berlin « d’avant » (voir Berlin, Portrait of a City, Taschen, 2007). Chez Alex Jordan, le choix du noir et blanc, en même temps qu’il éloigne les photographies de tout effet de pittoresque, de toute illusion de transparence, accentue les ressemblances et une certaine abstraction graphique.
À l’opposé d’un propos sur les ruptures violentes de l’histoire, les images gagnent en simplicité et en originalité. Le spectateur voyage dans un journal visuel où la dramaturgie collective, sans être exclue, est laissée à la place qu’elle occupe pour nous : aux confins incertains du ressac de nos vies quotidiennes.
Les textes de son livre présentent deux échos différents à l’ensemble du parcours proposé par la succession des photographies, sans les décrire ni les commenter une à une. Chacun des deux auteurs, allemands et Berlinois d’élection, leur répond à distance, depuis son point de vue et sa situation personnels, avec la profondeur de champ de sa propre pratique des arts plastiques (l’un*, Klaus Staeck est un graphiste, l’autre** plasticien).
Olivier Gaudin
© Alex Jordan
Photographies et vignette © Alex Jordan