© Eric Laforgue
Pendant un an, Eric Laforgue est venu photographier le soir les élèves internes du collège Thomas Mann. Ses sujets ne sont plus des personnages perdus dans l’immensité de la ville, pris dans une architecture qui parfois les écrase ; des anonymes qui, malgré tout, animaient ces lieux urbains d’une fragilité et d’une humanité touchantes. L’artiste s’essaie, ici, avec succès, à un nouvel exercice. Il abandonne les instantanés fugaces, le prélèvement de morceaux de réel saisis sur le vif, et instaure une nouvelle temporalité, celle de la contemplation et de la rêverie.
Les adolescents, s’ils se sont prêtés au jeu du portrait, ne sont pas pour autant figés. Ils se laissent approcher avec naturel dans une atmosphère nocturne qui intensifie cette impression d’intimité, de connivence. Le temps s’est arrêté et nous nous installons dans cet entre-deux, où l’agitation diurne a cessé et où la tombée de la nuit fait naître sa magie. Cette heure où l’on baisse la garde, ce moment privilégié du retour à soi, cet état de veille avant l’endormissement et l’abandon total dans le rêve.
Eric Laforgue a fait le choix de n’utiliser aucun flash. Les lumières du lieu (celles des néons, de l’ascenseur, de la ville au dehors) renforcent cet aspect onirique. Ce sont des halos qui caressent les visages et épousent avec délicatesse les corps. Les figures se détachent avec douceur de la pénombre tout en s’intégrant naturellement au cadre, jusqu’à l’habiter littéralement.
© Eric Laforgue
L’internat, ce lieu collectif par excellence, est montré comme un espace où chacun peut trouver sa place, et les adolescents, qui y vivent pendant la semaine, confèrent une âme véritable à cet endroit moderne, pouvant, au premier coup d’œil, paraître froid, fermé, à la limite du carcéral. L’univers urbain, toujours présent dans le travail d’Eric Laforgue, n’est pas gommé dans cette série de portraits. Ses lignes architecturales parfaites, son aspect minéral et dépouillé, présent dans les matériaux bruts (l’acier, le béton, le verre), où la seule trace végétale est synthétique, mettent en valeur l’humain qui s’y inscrit.
Cet espace permet au photographe de mettre en scène les individus dans un jeu très esthétique de reflets, de double, de miroir. Loin d’être obstinément clos, il ouvre vers l’extérieur par la présence de lieux de passage, de portes, de hublots, de fenêtres, de baies vitrées. Le regard des élèves tourné vers un ailleurs mystérieux vient accroître cette sensation de respiration.
Par son travail sur les courbes et les lignes, les jeux d’ombre et de lumière, l’attention portée aux couleurs et au cadre, Eric Laforgue fait preuve d’une démarche plastique indéniable.Son projet, pourtant, va au-delà. Les photographies de ces adolescents transformés en modèles pour quelques heures ont pour vocation d’habiller les murs de l’internat ; un moyen pour les internes de s’approprier les lieux d’une belle manière, pour l’artiste d’accentuer l’effet de miroir et de produire, par cette galerie de portraits in situ, un effet de mise en abyme saisissant.
© Eric Laforgue
La gageure est réussie. Le photographe a su saisir l’humain à un moment charnière de sa construction personnelle. Les adolescents que nous observons sont à la croisée des chemins, ils semblent s’interroger sur eux-mêmes, sur leur avenir. Leurs visages juvéniles sont empreints à la fois de gravité et d’espoir.
Et nous, quels adolescents étions-nous ? A quoi rêvions-nous ?
Marie-Laure Ballion