Vignette et photos © Julie Canarelli
Roll and Roll Off
« Les navires contemporains qui transportent des passagers ont-ils mis fin à la notion de traversée ? Ont-ils annulé la mer et ses incertitudes ? Existe-t-il quelque chose comme un "devenir immeuble" du car-ferry ? Il semble que l'architecture navale se soit vouée à la négation de la forme ancienne du paquebot pour épouser celle de l'édifice, comme en jouant sur la polysémie du mot bâtiment. En permettant aux passagers d'entrer et de sortir en roulant de ses vastes entrailles, le car ferry a instauré une forme de continuité territoriale : lui-même semble rouler sur la mer comme sur une piste d'aérodrome ; son sillage est un balisage. Réinvention du bateau à roues.
En choisissant une trentaine de photographies qui presque toutes abordent la côte, et abordent aussi la question de la côte, Julie Canarelli livre une méditation saisissante et paradoxale sur ce que l'historien Alain Corbin a appelé le territoire du vide, la mer vue du littoral. Un voyage en bateau, quelles que soient sa destination et sa durée, s'inscrit dans un temps suspendu. Ce suspens est quelquefois sans suspense, au point de susciter l'ennui ou la morosité des voyageurs, qui tuent le temps comme ils peuvent en allant d'un pont à l'autre, en s'offrant l'aventure minimale du contact de la mer et des embruns ou au contraire en s'en protégeant par le retour précipité dans un espace protecteur conçu à partir d'un souci de distraction massive : magasins, jeux et cantines multiples qui font du large un club de vacances éphémère.
© Julie Canarelli
La photographe capte le bateau à partir de son extérieur, ce territoire du vide à l'échelle du navire, considéré comme une sorte de vacuité flottante faite d'espaces plans presque désertés et de coursives larges comme des avenues. Espace clean ou même "cleanique", le car-ferry contemporain ainsi perçu ne dit rien de la promiscuité, du confinement et du mal de mer qui ont pendant des siècles constitué l'ordinaire des récits de voyageurs.
Le bateau est propre, bien qu'il n'ait presque plus rien en propre : les ponts deviennent des étages, et les balustrades sont des escaliers qu'on retrouverait sans peine dans les grands ensembles de banlieue. Le bateau est aussi un décor de théâtre à ciel ouvert. Julie Canarelli met l'ordinaire de la traversée en fiction en imposant la théâtralité navale où la forme du navire offre l'opportunité d'un gigantesque plateau, un imposant frontstage propice au dialogue entre l'étendue sombre de la mer et le jeu des lumières vives du pont. Le voyage en car- ferry est toujours le résultat d'un jeu complexe entre la nature et l'artifice, entre la mer immémoriale et les objets techniques qui la sillonnent en la domestiquant plus ou moins.»
Jean-Louis Fabiani (Extraits)