© Dmitry Baltermants Rain. 1960
FOAM - Fotografiemuseum Amsterdam Keizersgracht 609 1017 DS Amsterdam Pays-Bas
L’exposition au nom métaphorique de Primerose est consacrée à la naissance et au développement de la couleur dans la photographie russe de 1860 à1970, mais elle est en même temps une Histoire en photos de la Russie. Les oeuvres des classiques de la photographie russe tels que P.Pavlov, K.Bergamasco, A.Eikhenvald. A.Rodtchenko, V.Mikoch, G.Petroussov, D.Baltermants, B.Mikhailov et autres, ainsi que celles d’auteurs inconnus, nous permettent de suivre pas à pas les changements survenus au cours d’un siècle dans la vie d’un pays qui a connu des catastrophes historiques, politiques et sociales, et témoignent du rôle que joua la photographie pendant toute cette période.
La couleur fait son apparition et se propage largement dans la photographie russe à peu près au même moment qu’en Europe, c’est à dire dans les années 1860. C’est lié à la coloration à la main des épreuves photographiques à l’aquarelle ou à la peinture à l’huile par les photographes eux-mêmes ou par des peintres qui collaborent avec eux. Cela concerne avant tout les portraits de personnes seules ou de familles entières, commandés en souvenir. Les studios photographiques de Nétchaev, Ouchakov et Eriks, Eikhenvald fabriquent des milliers de portraits photographiques coloriés qui viennent occuper une place de choix dans les intérieurs des maisons.
Les gens voulaient voir leur propre image en couleur et leur donner l’aspect de tableaux peints. En outre la coloration des premières épreuves photographiques permettait de cacher les défauts du tirage, y compris des clichés tirés sur papier albuminé qui jaunissait avec le temps. Pour cacher ce défaut on teintait le papier en vert, rose ou d’autres couleurs, on le peignait à l’aquarelle, la gouache, la peinture à l’huile et plus tard aux couleurs d’aniline. Parfois pendant la séance de coloration on ajoutait un dessin à la photo, alors on voyait apparaître à l’arrière-plan un ornement floral ou divers objets d’intérieur.
A la fin du XIX siècle, vers 1880-1890, on commence à compléter la photographie coloriée par des éléments d’architecture, des paysages ou des sujets industriels. Les studios d’art de la Laure de la Trinité-Saint-Serge, par exemple, produisent une multitude de photos architecturales représentant des églises orthodoxes. Avoir des studios photographiques auprès des monastères russes était une pratique largement répandue.
A la fin du XIX- début du XX siècle, d’une part la Russie s’européise activement, ce qui se manifeste dans le style des bâtiments, les intérieurs, les costumes et le mode de vie, d’autre part il y a une recherche de l’identité nationale, on s’intéresse aux particularités nationales des habitants de l’empire russe. On voit apparaître de nombreuses séries de photographies coloriées représentant des types nationaux en costumes russes, tatares, caucasiens, ukrainiens etc...
Avec l’essor industriel de la fin du XIX-début du XX siècle, on commence à décorer les murs des maisons non plus uniquement de paysages coloriés mais de photos d’ouvrages industriels (comme par exemple la photo de Dm.Ezoutchevski « La construction d’un pont »). Au début du XX siècle, dans les années 1910, les photographies coloriées d’officiers russes – classe sociale de première importance à la veille de la Première guerre mondiale – deviennent particulièrement populaires.
© Boris Mikhailov - From the “Luriki” series. # 4. End of 1970 – beginning of 1980s
Dès le milieu des années 1920, A.Rodtchenko ranime pour ses photos la technique oubliée du coloriage à la main. Il l’utilise en tenant compte de son expérience pour ses photomontages (« Le mur-réclame de la Maison du Mosselprom », « La Course. Le Stade ‘Dynamo’ » et d’autres) ; pour les portraits personnels et très intimes de sa muse Regina Lemberg – « La jeune fille à l’arrosoir ». En 1937, époque de l’apogée des répressions staliniennes, A.Rodtchenko commence à photographier le ballet et l’opéra classiques en utilisant l’arsenal de ses adversaires esthétiques – les pictorialistes russes, qui sont alors bien plus durement poursuivis en Union Soviétique que les photographes modernistes.
Objectifs soft focus, sujets classiques et procédés de virage colorés typiques pour la photographie pictoriale, voici ce qui devient pour Alexandre Rodtchenko un moyen indirect d’exprimer sa fuite intérieure et sa désillusion tragique à l’égard de l’utopie soviétique.
1932 est l’année de la publication des canons du réalisme socialiste, reconnu comme méthode artistique unique pour tous les arts, y compris la photographie. L’art soviétique devait refléter le mythe soviétique des heureux habitants du plus heureux pays du monde et non la vie réelle de personnes réelles. Le lit de Procuste de l’esthétique du réalisme socialiste ne convenait ni au modernisme avec son esthétique constructiviste ni au pictorialisme.
© Robert Diament - He has turned her head. Beginning of 1960s
Le pictorialisme est un des courants les plus importants de la photographie russe du début du XX siècle, les photographes pictorialistes recevaient des médailles d’or et d’argent aux expositions internationales. La photographie pictorialiste se distinguait non seulement par la méthode de la prise de vue et les techniques compliquées du tirage qui se devaient de rapprocher la photo de la peinture, mais aussi par l’ensemble de ses sujets traditionnels. Paysages romantiques, ruines architecturales, nus – tout cela n’était que dangereuses séquelles du passé contraires au réalisme socialiste. Voilà pourquoi une partie des photographes pictorialistes se retrouva dans les camps du goulag, se vit retirer le droit d’exercer la profession de photographe et de vivre dans la capitale et les villes importantes. Ceux d’entre eux qui étaient restés en liberté, comme par exemple Vassili Oulitine (participant aux grandes expositions internationales de la photographie, décoré de médailles et diplômes à Paris, Londres, Berlin, Los Angeles, Toronto, Tokyo et Rome) firent des efforts surhumains pour s’adapter à la nouvelle réalité en cherchant à représenter des sujets révolutionnaires (« La flamme de Paris », « Un soldat de l’Armée Rouge »), achetant ainsi aux bolcheviks une indulgence et le droit de travailler.. Dans les années 1950-1960 la vie s’organise pett à petit et on voit de nouveau apparaître sur le marché des portraits photographiques coloriés « en souvenir ». Ils sont exécutés la plupart du temps par des photographes inconnus et « illégaux » car les studios d’art privés qui réalisaient les commandes de ce genre à partir du milieu du XIX siècle avaient tous été interdits avant 1930, et l’état détenait le monopole absolu de la photographie. Boris Mikhaïlov photographie et aggrandit les photos kitch de ce genre dans son laboratoire de Kharkov au début des années 1970. Il entreprend de les collectionner. Elles vont constituer la base d’une nouvelle esthétique qu’il élabore dans sa série « Louriki » à partir du début des années 1980. En coloriant ces photographies naïves, il met en évidence et démonte la nature des mythes soviétiques.
En 1960-1970 la pellicule couleur diapositive apparaît largement dans le commerce en URSS. Contrairement à la pellicule couleur négative qui exigeait un processus compliqué de développement pour ensuite procéder au tirage, la pellicule diapositive pouvait être développée à domicile. Elle est donc largement employée par les amateurs qui créent des photos diapositives qu’on peut visionner chez soi au moyen de diascopes. Au même moment on voit apparaître en URSS un art non officiel qui développe son esthétique propre et une nouvelle approche de la conceptualisation de la réalité pour se distinguer du réalisme socialiste qui, certes, se modifie mais continue à s’imposer. La photographie devient une part importante de cet art non officiel. C’est ainsi qu’à la fin de 1960-début de 1970 Boris Mikhaïlov commence à photographier sa série « Suzy et les autres » sur une pellicule couleur diapositive.
© Dmitry Baltermants Archive - Meeting in the tundra. From the “Meetings with Chukotka” series. 1972
Le demi-siècle et plus de pouvoir soviétique après 1917 a radicalement modifié la Russie. L’environnement réel ne cessait de se dégrader mais les gens, élevés à coups de slogans soviétiques, ne pensaient même pas y prêter attention. Pourtant il s’agissait de la seule réalité tangible et Boris Mikhaïlov tente d’en faire voir la couleur, de l’humaniser par l’attention qu’il lui prête et de lui donner droit à l’existence. Les manuels de photographie de l’époque consistaient pour un tiers en recettes techniques et pour deux tiers en consignes sur ce que le photographe doit ou ne doit pas photographier.
Il n’avait absolument pas le droit, c’était carrément impensable, de photographier un modèle nu. La corporéité et la sexualité sont les signes inaliénables de l’individu, de la personne. Or c’était précisément la personne que le régime soviétique voulait uniformiser en l’opprimant, en lui opposant la communauté et le « nous » impersonnel du peuple soviétique. Par sa série « Suzy et les autres » Boris Mikhaïlov enfreint les normes et montre l’individu dans son unicité, celle de ses personnages et la sienne. On ne pouvait pas faire une démonstration publique de ces prises de vue mais on pouvait projeter des diapositives chez soi, dans les ateliers des amis peintres, dans les petits clubs semi-clandestins des scientifiques et universitaires qui commencaient à revivre au moment du dégel khrout-chevien après la fin des répressions staliniennes. Les séances de projection de diapositives de Boris Mikhaïlov deviennent en quelque sorte des manifestations analogues aux expositions de l’art non officiel organisées dans les appartements privés. Par la couleur il rompait l’uniformité monotone et la tristesse de la vie environnante tandis que ses performances de diapositives contribuaient à unir les personnes dont la conscience et la vie commencaient à s’échapper du filet dogmatique de l’idéologie soviétique qui ne tolérait qu’une seule couleur – la couleur rouge.
Vignette © Dmitry Baltermants
Photos © Dmitry Baltermants Archive © Robert Diament © Boris Mikhailov