Tres-Version 2, 2007-2010, photographie, impression jet d’encre, 85 x 56 cm
Le CAP Espace Léon Blum rue de la rachette Saint-Fons France
Sous l’influence de groupes de Death Metal et de musique expérimentale électro acoustique, Jesus Alberto Benitez, né en 1978 à Valencia au Venezuela, prête très tôt attention aux subtilités de ses outils de travail. Alors guitariste dans un groupe, il explore les moindres variations de son instrument - pédales de distorsion, amplificateurs, cordes de guitares, qualités d’enregistrement, textures de son. Bercé par le grindcore de Napalm Death et le speed metal de Slayer, Benitez veut devenir musicien mais découvre par hasard le dessin et la photographie, deux médiums qu’il mélange sans aucune distinction et qui formeront ensuite le pilier de son œuvre. Installé en Europe pour ses études et aujourd’hui à Lyon, la musique reste très présente dans sa pratique. Son traitement des tirages photographiques est similaire aux différentes versions d’un morceau de musique – d’où l’importance d’une pratique concrète d’atelier qui intègre sans cesse les contingences extérieures et assume les erreurs de fabrication dont l’artiste imite volontairement les effets (papier plié, bâche ondulée, tissu froissé, traces de scanner, marges inégales).
L’emploi du papier photosensible incarne cette attention au hasard : il travaille à partir de rouleaux déjà altérés par la lumière qu’il utilise directement ou laisse volontiers s’abîmer au soleil dans l’atelier. Il cite l’influence marquante des Yellow Movies amorcés dans les années 1970 par Tony Conrad, des peintures au format d’un écran qu’il laisse vieillir et jaunir sans limite et qui ont le même statut qu’une pellicule de film. Benitez utilise la peinture au spray comme un « projecteur » et dans un même esprit d’indétermination - elle échappe au contrôle du geste sans définir de ligne précise. L’importance de la matérialité des supports empêche toute distinction entre l’objet et l’image – parmi les références de l’artiste, on citera Wade Guyton, Walead Beshty, Sigmar Polke et les photographies de sculptures de Constantin Brancusi. Ainsi, une photographie scannée, pliée, et imprimée sur papier affiche est le résultat de nombreux essais sur la qualité du papier, de l’encre et du processus d’impression sur traceur. Ses photographies reflètent la dimension cruciale et tautologique de l’outil de fabrication et de la machine de travail (par exemple, une presse dans un atelier d’estampe). Par ailleurs, la nature éphémère de son matériel a guidé quantités de lectures sur la physique, la constitution de la matière, les théories de l’origine et de l’espace temps.
(Florence Ostende in : Les Prairies, Ateliers de Rennes, 2012.)
La première fois que j’ai vu le travail de Jesus Alberto Benítez fut lors d’une visite d’atelier pendant sa résidence de production, en 2010, au CPIF (Pontault-Combault). Il avait disposé dessins et photographies sur plusieurs tables, qui pouvaient être observées de tous les côtés. Or, il n’y avait pas de relationcausale entre telle photographie et tel dessin. Questionné, l’artiste restait sur ses gardes, refusant des rapprochements trop directs. Ainsi, cette proximité déroutante entre deux pratiques distinctes se déploya comme un tissu complexe et énigmatique de correspondances - auquel s’associe à présent la peinture. Des formes obliques, des diagonales, des zones d’ombre triangulaires ressurgissaient ici et là. Dans les photographies, les ignes de l’architecture doublées par des lignes d’ombre multipliaient les plans. Le dessin se profilait dans l’image, tandis que des formes abstraites issues des photographies faisaient leur apparition dans les dessins.
Force était de constater, cependant, que les deux supports différaient en contenu et en traitement. D’un côté les images portaient des découpes et des plis variés, cadrées par des marges inégales. De l’autre les dessins étaient plus instinctifs et directs, quelques lignes irrégulières d’un trait sensible. Mais obtenus par quelle règle, quel protocole? L’aléatoire seul ne semblait pas être de mise, tant le placement paraissait juste. En effet, la réduction de la couleur et du trait à l’essentiel dénote un choix quant au placement comme, par exemple, le dessin Sans titre de 2011, avec un seul trait vert vertical, mais dont un bout se détache, suggérant un brin d’accident assumé. Il ne faut pas négliger une autre sorte de trait obtenu par le pliage, trait obtenu sans outil, responsable de l’apport d’une troisième dimension à la feuille, qui n’est autre chose qu’un objet très plat. L’exigence formelle est d’autant plus troublante : on imagine aisément la précision nécessaire pour infliger un pli à une feuille où le trait est déjà décidé, ou vice-versa. Finalement, le choix de différents papiers, ici rugueux, là plus lisses, avec des tons différents, suggérait une importance du matériau.
C’est en effet ce dessin contenu, aux gestes rares et précis, qui apporte un élément de disjonction à l’ensemble des propositions de Jesus Alberto Benítez. Il vient troubler le trop- plein des photographies. Même si celles-ci inspirent une sensation de vide, sans doute par l’absence de corps et par des vues tronquées d’espaces de travail. La découpe et le placement inégal sur la feuille déséquilibrent l’ensemble. Il ne serait pas malvenu de parler de pesanteur de l’image. Sans titre (2010, photographie scannée pliée imprimée sur papier affiche, précise la notice de l’oeuvre1), est une image d’extérieur avec une rampe, pliée plusieurs fois, suggérant différents types de pesanteur. L’une étant d’ordre rétinien, affaire d’équilibre, puis celle du papier lui-même, relevé, séparé du mur ou de la table où il est installé.
Sans titre, 2012, acrylique, encre, poussière et sciure sur bois, 41 x 60 cm ©
Jesus Alberto Benitez
Il est donc difficile de définir précisément l’objet de ces images, même si elles évoquent le travail d’atelier (elles sont issues de milieux divers, de l’usine de porcelaine au studio de répétitions de musique) ou des recoins urbains. Un torchon, des planches découpées, une pente entre deux immeubles, dénotent d’abord la teneur d’un regard qui se pose sur l’à-côté du noyau central de l’activité humaine et sur les formes peu remarquées des murs dont elle s’entoure. D’où la canette et l’aérosol de Queens (2007-2010), posées là par une main trop occupée pour s’en débarrasser de suite. Le traitement, quant à lui, évoque le document par une rhétorique de la marge et de l’impression, ce qui revient à s’interroger sur la façon de matérialiser l’image.
Comme les dessins, les images sont l’objet d’une recherche d’épuration qui rend visible le choix des éléments faisant exister un moment dans le temps, auquel sont donnés un espace et une matière. Reste à remarquer que le moteur même des dessins et des photographies est le placement juste des choses, du trait ou du pli, comme lorsqu’on pose quelque chose sur une table ou contre un mur. Sans recherche esthétique, ces gestes résiduels sont le résultat de circonstances et de conditionnements qui ont suscité des micro-situations tellement infimes et banales que nous les remarquons à peine. Mais voilà qu’une expression française vient à l’esprit : lorsqu’il est question de souligner l’importance d’un fait ou d’une action qui risqueraient de passer inaperçus, on a l’habitude de recourir à l’euphémisme «ce n’est pas rien». Intraduisible, en tant que tel. Dans sa langue, l’espagnol, ou dans la mienne, le portugais, cela reviendrait à dire littéralement, «c’est rien». C’est la décomposition de l’adverbe de négation en deux mots, «ne» et «pas», sans doute, qui permet l’euphémisme et qui soutient une pensée, du même coup, du «presque rien». Ce découpage du presque rien que Jesus Alberto Benítez pratique, est en réalité une recherche rigoureuse sur les éléments qui font exister quelque chose. Fasciné par les théories de l’origine, comme celle de la protoplanète Theïa qui aurait fait éclater la terre et ainsi donné naissance à la lune, il opère de hasard en hasard pour constituer une cosmogonie. Mais pourquoi, alors, rechercher les modes d’existence des choses dans leurs recoins les plus pauvres et négligés? C’est une éthique qui se profile, celle de prendre le parti de tout ce qui n’est pas rien, comme une façon de s’interroger sur la place de l’homme dans la totalité du monde. On ne pratique pas l’épuration pour peu de chose.
Sans titre, 2012, acrylique et encre sur bois, 33 x 49 cm © Jesus Alberto Benitez
Comme les dessins, les images sont l’objet d’une recherche d’épuration qui rend visible le choix des éléments faisant exister un moment dans le temps, auquel sont donnés un espace et une matière. Reste à remarquer que le moteur même des dessins et des photographies est le placement juste des choses, du trait ou du pli, comme lorsqu’on pose quelque chose sur une table ou contre un mur. Sans recherche esthétique, ces gestes résiduels sont le résultat de circonstances et de conditionnements qui ont suscité des micro-situations tellement infimes et banales que nous les remarquons à peine. Mais voilà qu’une expression française vient à l’esprit : lorsqu’il est question de souligner l’importance d’un fait ou d’une action qui risqueraient de passer inaperçus, on a l’habitude de recourir à l’euphémisme «ce n’est pas rien». Intraduisible, en tant que tel. Dans sa langue, l’espagnol, ou dans la mienne, le portugais, cela reviendrait à dire littéralement, «c’est rien». C’est la décomposition de l’adverbe de négation en deux mots, «ne» et «pas», sans doute, qui permet l’euphémisme et qui soutient une pensée, du même coup, du «presque rien». Ce découpage du presque rien que Jesus Alberto Benítez pratique, est en réalité une recherche rigoureuse sur les éléments qui font exister quelque chose. Fasciné par les théories de l’origine, comme celle de la protoplanète Theïa qui aurait fait éclater la terre et ainsi donné naissance à la lune, il opère de hasard en hasard pour constituer une cosmogonie. Mais pourquoi, alors, rechercher les modes d’existence des choses dans leurs recoins les plus pauvres et négligés? C’est une éthique qui se profile, celle de prendre le parti de tout ce qui n’est pas rien, comme une façon de s’interroger sur la place de l’homme dans la totalité du monde. On ne pratique pas l’épuration pour peu de chose.
Toujours est-il que les ambitions de l’artiste ne sont pas celles du scientifique qui reproduit à petite échelle des phénomènes gigantesques. Si la photographie est une façon de retenir le phénomène autrement pour le faire exister dans le présent, elle est aussi création, une tension du présent vers l’avenir. Les manipulations auxquelles Jesus Alberto Benítez la soumet, ainsi que leur objet si pauvre, sont les mécanismes d’un regard du détail, de ce qui est négligé, omis. Elles sont le support d’une attention apportée aux formes dans l’ombre, engendrant toutefois la multiplication des pans de réalités insoupçonnées, par la création artistique. D’où le recours à leur source, l’atelier, ses machines et ses outils.
Ces jeux entre le vide et le plein se retrouvent au centre de ses images, dessins, mais aussi des peintures. Véritables exercices de recouvrements partiels, les peintures sur contreplaqué affichent autant des plans de peinture, que des gestes de dessin ou des restes de matière picturale ou de bandes adhésives. Comme des envers du décor, elles se laissent regarder de profil, affichant des coulures très maîtrisées. Le contraplaqué est «pauvre», certes, mais il est neuf et propre. Les gestes semblent aléatoires, mais situent des objets (retirés à postériori) posés au hasard. Un jeu, réduit à ses éléments, le trait, la tâche de
spray ou le cadrage, remet vers un autre jeu bien plus métaphysique, celui du hasard et de la création. Comme une musique qui se concentrerait essentiellement sur le bruit, le silence et l’atonalité, l’oeuvre de Jesus Alberto Benítez se concentre sur le trait, le vide et la déhiérarchisation du regard. Bref, une oeuvre comprenant les éléments culturellement exclus de la création (mais précisément là où on peut mieux l’interroger) - tout ce qui n’est pas rien.
Joana Neves (communiqué exposition Jesus Alberto Benitez, Le Centre n’est pas un point, Galerie Frank Elbaz, 14 janvier-3 mars 2012).
Vignette et photos © Jesus Alberto Benitez