© Christophe Louergli
Entrepôt Royal - site de Tours et Taxis Avenue du port, 86 C 1000 Bruxelles Belgique
Quant l’œuvre se fait résonance
Une image, et surtout une image photographique, ne donne du réel qu’un instant de son apparence. Derrière cette mince pellicule qui moule un aspect des choses, à l’intérieur même de cette image, il en existe à l’état latent une autre, ou plusieurs autres superposées dans le temps et que des opérations, le plus souvent dues au hasard décèlent brusquement.
Raoul Ubac, L’envers de la face, 1942, Exercice de la pureté
Dans ce texte sur la force des images, et particulièrement de l’image photographique, Raoul Ubac nous indique avec justesse l’existence derrière chaque création, d’une autre œuvre, son double, son envers. Ce double que notre imaginaire construit, que notre pensée charpente mais rarement ne révèle.
C’est cette œuvre nouvelle, originale, que le photographe Christophe Louergli a décidé de poser sur la pellicule. Il a pris le parti de nous montre l’œuvre cachée derrière les lithographies de Raoul Ubac. Son œuvre cachée personnelle, celle qui se révèle à ses yeux comme étant la résonance de la première.
Durant trois ans, Christophe Louergli a mené une mission photographique libre et rigoureuse. Transcender chaque lithographie de Raoul Ubac pour nous offrir aujourd’hui un travail d’une surprenante puissance.
Ce travail de relecture nous livre une œuvre nouvelle, porteuse d’un message poétique fort. Il s’est établi comme un dialogue imagi naire entre l’artiste lithographe et le jeune photographe.
Bien qu’appartenant à des générations différentes, la sensibilité des deux artistes semble être coulée dans un même moule.
Un travail patient, une maitrise parfaite des codes de la photographie en y intégrant un vocabulaire personnel, une exigence de respect de l’ œuvre première ; tous ces éléments ont nourri la démarche de Christophe Louergli. Le résultat s’offre aujourd’hui au regard.
Philippe Marchal
© Raoul Ubac
Domestiquer le trait, lui donner une charge émotive forte, telle a été sans doute l’obsession artistique de Raoul Ubac. Il y a un peu de rêve de Dieu dans cette problématique de la puissance de l’affirmation, en opposition à l’économie de l’écriture.
Son œuvre serait un genre d’immense rébus, un puzzle géant, mettant en perspective ses traces de différentes tailles, parties composantes d’un nouvel ensemble et traits de sa réflexion.
Quelles que soient les techniques utilisées par Raoul Ubac, son œuvre si personnelle et homogène, existe aussi par son humanité. Un peu comme on se comporte vis -à-vis de personnes âgées que l’on admire, un préalable se pose en terme de respect pour cette œuvre quant il s’agit de l’approcher. Cet artiste exprime son intimité avec beaucoup de pudeur, de réserve, et non pas de distanciation, laissant à l’autre le soin d’engager de sa propre initiative toute démarche du rapprochement.
Les compositions de Raoul Ub ac communiquent de manière assagie, sans effet de manche. Si l’ardoise est marquée d’un trait plutôt affirmé, la brutalité apparente s’estompe alors au profit d’un arrondi lui apportant une légèreté d’ensemble. Dans l’œuvre tissée, la consignation affirm ée de ses travaux dessinés apparaît clairement. La symbolique de la matière apporte cependant une idée nouvelle née de l’histoire, qui associe le mythe du tissu à l’errance et à l’exil. C’est l’ œuvre que l’on emporte avec soi à l’inverse de la pierre qui est l’œuvre qui reste. Ses tapisseries sont des mises en image d’autres images et contribuent véritablement par leur silence à la concentration et à l’introspection. Il en va de même pour ses travaux graphiques, dont ses nombreuses lithographies, comme des images pieuses que l’on conserve en souvenir d’une œuvre autre, d’une œuvre mère.
Les artistes savent par nature donner du sens à ce qui semble du domaine de l’insignifiant dans ce qui nous entoure et que l’on ne remarque pas nécessairement. L’ œuvre de Raoul Ubac nous apparaît plus secrète que beaucoup d’ œuvres parmi celles de ses contemporains. En fait, elle distille son sens en utilisant différentes focales. Au spectateur de décoder si l’envie lui prend, ou tout simplement s’il se sent happé par son énergie tellurique.
Le vingtième siècle a révélé de singuliers génies : Raoul Ubac en fait partie sans l’ombre d’un doute, avec une certaine aristocratie.
Philippe Marchal
© Raoul Ubac
Biographie de Raoul Ubac
Raoul UBAC, de son vrai nom Rudolf UBACH est né à Cologne le 31 août 1910.
Il passe sa petite enfance en Allemagne, entre Cologne et Francfort, avant de rejoindre Malmédy, petite ville de province proche de la frontière allemande, où sa famille s’installe. Son père, Ernst UBACH, vient d’y être nommé Juge de Paix au lendemain du Traité de Versailles en 1919. Pour la mère de Raoul UBAC, Alice LANG, c’est un retour sur ses terres d’origine. La famille LANG est en effet propriétaire d’une tannerie de cuirs à Malmédy depuis plusieurs générations.
Entre 1920 et 1928, Raoul UBAC fréquente l’Athénée Royal de Malmédy où il poursuit ses études secondaires avec au départ l’objectif de devenir agent des eaux et forêts. Il découvre avec curiosité la nature généreuse au cours de ses longues promenades dans les Fagnes voisines, haut plateau boisé à l’est de la Belgique.
Il est cependant en conflit avec son milieu familial et éducatif en général.
En rupture, il effectue un premier court séjour à Paris en 1928. Raoul UBAC dira beaucoup plus tard qu’il ne sera resté à Paris que quelques semaines car il était souffrant. D’autres témoignages, dont on ne peut douter, nous apprennent qu’en réalité Raoul UBAC a croisé le chemin du poète Jean GACON et que celui-ci lui a vivement conseillé de rentrer à Malmédy pour y terminer ses études secondaires. C’est ce qu’il fit.
Durant cette fin de scolarité secondaire, un de ses professeurs lui passe sous le manteau le premier manifeste du surréalisme.
Une fois son diplôme en poche, les choses ne s’étant guère améliorées avec son milieu familial, il décide de retourner à Paris. Il a alors 19 ans.
Il séjourne un premier temps rue de la Harpe, non loin du domicile de CALDER, fréquente les ateliers de la Grande Chaumière et de Montparnasse, rencontre les peintres Camille BRYEN et Otto FREUNDLICH. Il s’inscrit également, mais sans grande passion, pour faire plaisir à ses parents dira-t-il, à la Faculté de Lettres de la Sorbonne. Il y rencontre un certain Raymond MICHELET. Ce dernier l’emmène un jour chez André BRETON.
« Rolf », comme il se fait appeler, fréquente alors le milieu surréaliste.
Il dira plus tard : « C’était moins les œuvres que l’atmosphère qui régnait dans ce groupe qui m’avait attiré. J’étais encore à l’état de révolte. Et dans ce milieu surréaliste, je trouvais l’atmosphère qui me convenait pour exprimer cette révolte de différentes manières. » (1)
Commence alors de nombreux voyages à pied à travers toute l’Europe : la Belgique et la France bien entendu, mais aussi l’Italie, la Suisse, l’Autriche.
Il s’agissait en quelque sorte de voyages initiatiques de la vie comme cela était de tradition dans les mouvements de jeunesse allemands.
C’est en Dalmatie qu’il est attiré par les structures des pierres ramassées à même le sol. Il en fait des assemblages qu’il photographie.
Otto FREUNDLICH lui conseille alors de se rendre à Cologne où il le met en contact avec le Groupe des Artistes Progressistes. Raoul UBAC s’inscrira à l’Ecole des Arts Appliqués de Cologne où il étudiera le dessin et la photographie durant un an. Il était un habitué du fameux café Monopole.
C’est au cours d’une soirée dansante, « le bal des guenilles », qu’il fait la connaissance de Agathe Schmidt, appelée Agui, jeune allemande qui deviendra sa femme. Ils se marieront à Ixelles, commune des faubourgs de Bruxelles, le 08 juin 1939.
Rentré à Paris, Raoul UBAC participe assez activement aux activités du groupe surréaliste. Ses photos, qu’il signera du nom de Raoul MICHELET, seront notamment publiées dans la revue Minotaure et illustreront également quelques ouvrages, entre autre, de son ami Camille BRYEN.
(1) « Entretien avec Raoul Ubac », Charles Juliet, Editions de l’Echoppe, Paris, 1994
La guerre dispersera le groupe des surréalistes.
Raoul et Agui UBAC, en compagnie de René MAGRITTE, Jean SCUTENAIRE (poète et écrivain belge) et leurs épouses, fuient à Carcassonne auprès de Joe BOUSQUET.
Très tôt rentré à Bruxelles, Raoul UBAC fonde avec René MAGRITTE la revue L’Invention Collective. Deux seuls numéros seront publiés. Il s’installe à ce moment dans un atelier de la Place du Grand Sablon au cœur de Bruxelles.
Lors d’un séjour en Haute-Savoie, en 1946, Raoul UBAC ramasse un morceau d’ardoise qu’il se met à graver à l’aide d’un instrument de fortune, en réalité un vieux clou trouvé sur le sol. C’est la révélation pour lui ! Ce matériau sera « sa » pierre de prédilection.
Il déménage ensuite de Montparnasse pour le quartier de Montmartre qui sera son dernier domicile parisien.
Vers 1947, sur les conseils de son ami le peintre Henri GOETZ, Raoul UBAC se remet à la peinture. Il rencontre alors un nouveau cercle d’artistes qui gravitent autours de la Galerie Denise René à Paris, dont Jean BAZAINE qui deviendra un ami proche et fidèle.
1947 est également l’année de naissance de sa fille Anne qui sera son unique enfant.
Epouse du Docteur Dominique DELFIEU, Anne embrassera également une carrière artistique, collaborant même à certains travaux de son père.
Parallèlement à la peinture, Raoul UBAC développera tout au long de sa carrière artistique des travaux d’illustration pour différents auteurs, dont ses amis poètes Yves BONNEFOY, André FRENAUD ou encore Jacques DUPIN sans oublier Christian DOTREMONT.
En janvier 1950, UBAC présente sa première exposition de tableaux à la Galerie MAEGHT à Paris avec laquelle il signera un contrat d’exclusivité.
En 1954, il obtient le quatrième prix du très prestigieux concours du « Carnegie Institute » de Pittsburgh aux Etats-Unis.
C’est à Dieudonne, dans l’Oise, qu’en 1958 Raoul UBAC acquiert une maison.
Il y installe deux ateliers ; l’un pour la peinture et l’autre pour le travail de ses sculptures. Cette maison deviendra petit à petit son domicile fixe, préférant la campagne à l’agitation de Paris.
En 1964, il réalise le chemin de croix en ardoise pour la Chapelle de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence.
Fin des années ’60, et durant les années ’70, Raoul UBAC réalise de nombreuses commandes publiques, souvent dans le cadre de la loi Malraux dite du 1%.
A titre d’exemple citons les vitraux de l’Eglise de Varengeville-sur-Mer, réalisés avec Georges Braque, ceux de l’Eglise d’Ezy-sur-Eure, ceux de l’Eglise conventuelle Saint-Jacques du Couvent des Dominicains à Paris, sans oublier ceux du cœur roman de la Cathédrale de Nevers.
Il réalisa également des maquettes pour des tapisseries, dont certaines monumentales, installées, entre autres, au Palais de Justice de Lille, à la Faculté de Pharmacie de Châtenay-Malabry, à l’Hôtel de Ville de Martigues, …
De nombreux muraux complètent ses réalisations monumentales : Université de Reims, Université de Lille à Villeneuve-d’Ascq, Université de Paris XI à Orsay, Hôpital du Val de Grâce à Paris, …
1968 sera l’année d’une grande rétrospective qui sera présentée à Bruxelles et au Musée National d’Art Moderne à Paris.
L’anecdote retiendra qu’à Paris l’exposition ne sera restée ouverte qu’une semaine en lieu et place des cinq prévues initialement à cause des évènements de mai ’68.
L’année suivante, il recevra en Belgique le Prix Quinquennal du Couronnement de Carrière pour l’ensemble de son œuvre.
Les Editions MAEGHT à Paris publient en 1970 l’unique monographie consacrée à ce jour à l’artiste.
En 1973, Raoul UBAC reçoit à Paris des mains du Ministre DUHAMEL le Grand Prix National des Arts.
En 1980, il réalise l’illustration d’un timbre pour la Poste française.
Il dira de ce travail : « C’est très important. C’est vraiment de l’art populaire.
Un timbre que des milliers de gens ont pu voir, employer. (…) Ce véhicule qui se balade dans le monde entier et qui est une vignette porteuse de messages. Je vois cela comme la production d’un fragment d’art populaire. » (1)
Raoul UBAC meurt dans sa maison de Dieudonne le vendredi 22 mars 1985 à l’âge de 75 ans.
(1) « Entretien avec Raoul Ubac », Charles Juliet, Editions de l’Echoppe, Paris, 1994
Rencontre avec le photographe Christophe Louergli
Quelle seraient les premières lignes de votre curriculum vitae ?
Christophe Louergli, belge, photographe, né en 1976.
Vit et travaille à Bruxelles
Et derrière le mot « photographe » ?
J’ai découvert très jeune la photographie. Enfant, bien entendu, plus comme un jeu sophistiqué que comme un medium artistique. Mais au fil des ans, c’est devenu un véritable langage. L’envie de découvrir, d’aller plus loin, a fait le reste.
Seul ou au contact de professionnels, j’ai appris la manière de capturer l’instant décisif.
Comme dans tout médium, il y a une base technique. J’ai donc alors décidé de parfaire ma formation à l’Ecole de Photographie de la Ville de Bruxelles.
Mais pour moi la photographie c’est mon quotidien : photographier, c’est respirer.
Il m’est parfois difficile de mettre des mots sur les choses, c’est sans doute pour cela que je photographie. C’est mon langage.
Comment définiriez-vous votre travail photographique en général ?
Le but de mon travail, de ma démarche quotidienne, c’est de saisir le détail que notre œil, très sollicité, ne voit plus. C’est montrer ce que nous risquons de manquer, ce que nous manquons la plupart du temps. Un détail, un élément anodin, un insignifiant au premier abord, qui, sorti de cette banale ignorance, prend le premier rôle, devient objet d’attention.
De plus, je ne refuse pas, bien au contraire, de jouer avec les éléments naturels qui nous obligent à être attentifs à chaque instant : une lumière, une ombre. C’est un moment qui n’arrive jamais deux fois. C’est l’instant présent.
Vous pouvez passer vingt fois devant un objet, un lieu, sans jamais y prêter attention. Et puis un jour, une lumière particulière, un regard différent et la photographie s’offre à vous.
Quels sont vos thèmes de prédilection ?
Regardant le résultat des dernières années de prise de vues, je dirais que je suis un photographe de l’intime, de l’infiniment discret.
Pour bien me faire comprendre, je dirais que je suis plus attiré par une blessure sur un arbre, un rythme sur une plaque d’égout, une trace sur un mur, que par la rutilance d’une course automobile. Je suis plus attiré par une photographie que je qualifie d’intimiste plus que par une photographie par trop généreuse, festive et extravertie.
Par exemple, en ville, je plonge mon regard sur la route, sur les murs. Je joue avec les traces sur le sol, les cicatrices sur les murs, les petits détails que nous ne voyons plus que nous considérons d’une banalité extrême. Or, je trouve que ces détails m’offrent une véritable chorégraphie urbaine, me racontent une histoire unique.
Chacune de mes photographies est peut être, quelque part, un autoportrait.
Vous parlez de traces, de blessures sur un mur : acceptez-vous un certain héritage de Brassaï ?
Chaque artiste photographe a son œil, sa vision, son regard, mais surtout son émotion.
Le comparatif n’est jamais l’expression de cette émotion.
Tout au plus permet-il de classifier. Je préfère vous parler de mon émotion plutôt que de me ranger dans une catégorie, même si au demeurant vous m’honorez de cette filiation, mais elle ne concerne par ailleurs qu’une partie de nos travaux respectifs.
Parlez-nous maintenant de votre rencontre avec Ubac.
Je n’ai bien entendu pas connu Raoul Ubac. Nous appartenons à des générations différentes.
J’ai découvert son œuvre par l’intermédiaire d’un collectionneur. J’y ai trouvé ce que je tente de réaliser au quotidien : un travail patient, lent dirons certains, mais un travail avec une charge émotive importante.
De lectures en rencontres, de visites en échanges, j’ai découvert un grand Monsieur.
Très vite, j’ai été attiré par son œuvre lithographique. Raoul Ubac est l’auteur d’une œuvre sur papier magistrale où la lithographie tient une place de choix.
Avant même que le projet Résonance ne soit mis sur les rails, je peux dire qu’il m’est venu souvent, dans mes travaux quotidiens, de me dire « tiens, ça c’est du Ubac ! ».
Et de fil en aiguille je me suis rendu compte que peut être il serait intéressant de m’autoriser à donner ma vision, ma lecture de l’œuvre lithographique de Raoul Ubac.
Non pas créer un comparatif stérile comme je le disais lors d’une précédente question, mais offrir au regard mon émotion par rapport à ma vision d’un travail sensible, celui d’Ubac.
Mais il me semblait fondamental d’entrer dans une recherche personnelle intérieure afin de ne pas dénaturer l’œuvre existante et de donner toute sa force à l’œuvre nouvelle naissante.
Comment s’est alors construit le projet Résonance ?
Raoul Ubac a réalisé de très nombreuses lithographies. Un grand nombre d’entre elles sont d’ailleurs « le double » d’une autre œuvre : une tapisserie, un bas relief, une gouache, une sculpture, …
L’artiste a donc lui-même donné par la lithographie une résonance à son propre travail.
Lors d’une exposition d’été en France, mais le sujet n’est pas neuf, j’avais découvert une mise en relief d’œuvres importantes d’artistes modernes par rapport à des créateurs contemporains. Cette lecture m’avait impressionné par la force, la puissance et la fraicheur de la démarche.
Il ne s’agissait pas pour moi de « faire comme », mais bien au contraire de simplement rassembler et présenter ce qui était déjà mon travail. Il suffisait de l’organiser.
Résonance est né.
Un rapide inventaire de mon travail m’a permis d’y trouver ces traces de vie, ces rides, ces cicatrices, ces rythmes laissés par et dans la nature qui nous entoure et que Ubac savait si bien capter.
Résonance c’est donc une mise en lumière nouvelle de l’œuvre lithographique de Raoul Ubac.
© Christophe Louergli