
Les Anciens et les Modernes ne peuvent qu'approuver la définition que donne Henri Cartier-Bresson dans sa préface à Tériade et dans sa préface à Delpire pour Flagrants délits en 1968 :
«La photographie est une opération immédiate des sens et de l'esprit, c'est le monde traduit en termes visuels, à la fois une quête et une interrogation incessantes. C'est, dans un même instant, la reconnaissance d'un fait en une fraction de seconde et l'organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait. Le principal est d'être de plain-pied dans ce réel que nous découpons dans le viseur. L'appareil photo est en quelque sorte un carnet de croquis ébauchés dans le temps et l'espace, il est aussi l'instrument admirable qui saisit la vie telle qu'elle s'offre.»
Qu'est-ce que l'enjeu de cette ambition déjà ancienne, mais rarement vraiment satisfaite ? En définitive, voir par procuration, différer et conserver l'instant du regard, porter sa marque personnelle sur le réel mis en commun, créer une image. Comme l'a dit Lucien Vogel dans Vu en 1928 : «Mettre à la portée de l'oeil la vie universelle.» On pourrait estimer aussi que c'est la rencontre du hasard et de la nécessité.
L'influence de la photographie, son rôle prédominant dans le débat en cours sur l'esthétique contemporaine, provient du fait qu'elle confirme deux conceptions antagonistes de l'art.
La peinture et la photographie ne sont pas seulement deux systèmes de production et de reproduction d'images qui, se trouvant dans une position de concurrence, n'auraient qu'à délimiter le territoire leur appartenant en propre pour parvenir à un facile accord de coexistence. La photographie est une entreprise d'un tout autre ordre. Sans être spécifiquement un art, elle possède la propriété de pouvoir transformer en oeuvre d'art tout ce qu'elle prend pour modèle. Il y a beaucoup plus important que le problème de savoir si la photographie est ou non un art authentique : c'est précisément le fait qu'elle nous permet de connaître les oeuvres d'art, en crée elle-même et provoque ainsi de nouvelles ambitions artistiques. Elle ouvre simultanément des voies nouvelles à l'avant-garde et à ses effets.
En 1927, Moholy-Nagy disait déjà : «Le phénomène photographique ne tire aucune valeur du fait qu'il soit classé comme un procédé de notation de la réalité, ou comme un moyen d'exploration scientifique, ou pour fixer l'événement, ou comme base de procédé de reproduction ou comme art. Sa qualité dépend seulement de la mesure d'identité créatrice qui a trouvé sa forme technique.»
Le dualisme est inhérent à la photographie puisqu'elle instaure une ambiguïté fondamentale entre la réalité et l'apparence. Mais aussi parce que le photographe se trouve dans un rapport équivoque au monde, qu'il se soumette aux choses ou les modifie, qu'il s'applique à effacer ou, au contraire, à affirmer sa personnalité. Instrument d'aliénation ou de participation, la photographie est représentative de deux types de comportements et de deux démarches, esthétique ou instrumentale. Cette ambivalence se manifeste particulièrement dans la vieille querelle du net et du flou, du réalisme et du pictorialisme qui, dès l'origine, symbolise les deux premiers procédés antagonistes : le daguerréotype sur métal et le calotype sur papier.
Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir progressivement se modifier le partage des rôles entre la photographie et la peinture : à l'une le vaste domaine de l'image, à l'autre le noble territoire de l'art. A la photographie, l'assujettissement aux nécessités de l'instant, à la peinture, le champ de l'intemporel et du transcendant. Mais c'est un vieux débat. Henry Peach Robinson définit l'esthétique photographique en 1869 déjà et conclut : «La photographie est un art puisqu'elle est capable de mentir.» Alvin Langdon Coburn dira même, comme le XXe siècle commence : «La photographie est le plus moderne de tous les arts.» En 1922, Alfred Stieglitz lance son fameux questionnaire : «Une photographie peut-elle avoir un sens artistique ?» Et Marcel Duchamp répond : «J'aimerais qu'elle dégoûtât les gens de la peinture, jusqu'au moment où quelque chose d'autre rendra insupportable la photographie.» En même temps, Walter Benjamin constate : «Ce qui fait problème, c'est moins l'esthétique de la photographie en tant que telle que celle de l'art en tant que photographie.» C'est aussi l'époque où Edward Weston ne craint pas d'aller plus loin : «C'est la photographie, et non pas une peinture molle et sans nerf, qui se trouve équipée du meilleur instrument de forage dans l'esprit de notre temps. La photographie a déjà rejeté au néant toute une partie de la peinture et elle continuera. Les peintres devront lui en être profondément reconnaissants.»