XII Homicide, Planche XII a. Dure-mère, 2011, Copyright Raphaël Dallaporta/Courtesy Les Douches La Galerie © Raphaël Dallaporta
Les Douches La Galerie 5 rue Legouvé 75010 Paris France
Dès ses origines en 1839, la photographie fut pour les scientifiques une source de promesses. Elle peut permettre d’enregistrer ce que l’homme ne voit pas, de l’infiniment grand à l’infiniment petit.
Mais très vite, au début du XXème siècle, les avant-gardes s’emparent de cette iconographie scientifique en la détournant et en se l’appropriant. Cet engouement ne va jamais se démentir.
N’ayant jamais présenté à la galerie une exposition autour de la science, nous sommes très heureux de proposer pour cet automne, les photographies de Berenice Abbott et de Raphaël Dallaporta.
Dans des domaines différents, les mécanismes physiques pour l’un, l’anatomie pour l’autre, nous sommes dans le même registre photographique avec une rigueur extrême de composition d’images.
Au-delà d'une force plastique évidente, ces deux corpus tentent d'explorer un nouvel univers, en s'éloignant de toute anecdote et de tout effet d’esthétisation. Avec ces différents niveaux de lecture, ces photographies « obligent » le spectateur à s'interroger sur sa propre « compréhension du monde ».
Berenice Abbott, Documenting Science
"Nous vivons dans un monde façonné par la science, mais nous, les millions de profanes, nous ne comprenons pas ou n'apprécions pas le savoir qui contrôle ainsi notre vie quotidienne."
Berenice Abbott, lettre à Charles C. Adams le 24 avril 1939, New York.
De 1939 à 1961, Berenice Abbott se concentre sur un nouveau sujet, celui des phénomènes scientifiques, menant pendant plus de vingt ans un combat tenace pour la vulgarisation et la démocratisation du savoir scientifique.
Elle développe ses motivations dans une lettre adressée à son ami Charles C. Adams, qu'elle qualifiera elle-même de "manifeste scientifique". Elle y déplore la séparation entre la science et le grand public, exprimant la nécessité d'un "interprète bienveillant" qui viendrait combler ce fossé, et voyant dans la photographie le médium le plus adapté à cette mission. "Mais jusqu'ici, nous n'avons pas encore maîtrisé les problèmes que posent la photographie des sujets scientifiques et leur présentation sous une forme attrayante pour le public et correcte d'un point de vue scientifique.
Aujourd'hui, la science attend sa voix."
Voyant dans la science le sujet le plus passionnant du monde actuel, elle s'initie seule aux bases de la physique et de l'électricité, suivant des conférences, dans l'espoir de trouver des soutiens pour son projet. Sa persévérance l'amène à rencontrer Gerald Wendt en 1944, rédacteur en chef de Science Illustrated, qui l'engage comme responsable photo. Son objectif premier est alors d'allier l'analyse d'une science complexe, l'exactitude scientifique, avec la simplicité d'une image compréhensible par tous.
Un changement capital se produit en 1957, avec le lancement du Spoutnik par l'URSS. Comme elle le pressentit très vite, l'avance capitale dont ont fait preuve les Soviétiques agite le milieu scientifique américain et dynamise les préoccupations liées à la représentation de la science. La National Science Foundation met en place une Commission d'Etude des sciences physiques au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il s’agit d’élaborer de nouveaux manuels scolaires, dans le but de former une nouvelle génération de scientifiques, capables de rivaliser avec les Soviétiques. La photographie va alors occuper une place fondamentale, notamment dans le domaine de la mécanique quantique. La rencontre de Berenice Abbott avec le Dr Elbert P. Little, directeur exécutif de la Commission, lui permet ainsi d'accéder, presque vingt ans après le début de ses recherches sur le sujet, à un emploi stable dans le domaine scientifique.
Les préoccupations de la Commission se rapprochent fortement des siennes. On y retrouve l'idée d'une réhabilitation de la citoyenneté par une meilleure connaissance des phénomènes scientifiques.
Pour Berenice Abbott, ces photographies représentent un travail "d'intérêt public" et, malgré leur grande abstraction formelle, elles sont pour elle les plus réalistes de toute son œuvre. Destinées à un usage pédagogique, réalisées dans une véritable volonté d'enseignement, elles sont publiées en particulier dans un manuel de physique, utilisé dans près de six cent écoles aux Etats-Unis.
La grande force de Berenice Abbott aura été d'avoir su utiliser l'abstraction comme moyen de réinterpréter le système physique d'une manière visuellement accessible, et ainsi parvenir au but qu'elle s'était toujours fixé, d'élargir la connaissance du monde.
Berenice Abbott
Née en 1898 à Springfield, Ohio, Etats-Unis
Décédée en 1991 à Monson, Maine, Etats-Unis
Parabolic Mirror, Cambridge, Massachusetts, 1958-61, Copyright Berenice Abbott/Commerce Graphics/Courtesy Les Douches La Galerie © Berenice Abbott
Raphaël Dallaporta, Fragile
L’oeuvre de Raphaël Dallaporta nécessite une fréquentation assidue et presque un apprivoisement.
On y comprend que des logiques apparemment éloignées - Mines anti-personnelles, Esclavage domestique, Ruines et la série Fragile - se rejoignent autour d’une même recherche et d’une même introspection.
En effet, la présence de l’humain, saisi et vu pour lui-même, hante l’univers de l’artiste non plus comme un accessoire presque convenu d’une photographie documentaire mais comme un des traits redondants de son travail. Chaque image, sous une apparente conceptualisation, dévoile une
humanité forte. Et son travail fonctionne comme une sorte de préservation du réel. Si photographier, pour lui, est mettre un sujet à part, le dissocier de son contexte, il le fait pour faire réagir le regard.
Un travail qui, au contraire de manipuler le réel, nous en révèle toutes les fragilités.
Fragile reprend le principe des Mines anti-personnelles : des sujets liés à l’homme et à ses dérives mais présentés hors contexte, sur fond noir et en taille réelle. Mais Fragile s’attache directement au corps humain dans ses accidents de vie et dans la mort. Accident domestique, homicide, mort subite, overdose, suicide, circonstances indéterminées….ces organes humains présentés comme des pièces de boucherie et que l’on hésite à reconnaître questionnent encore plus que n’importe quelle photographie de guerre ou de conflit.
Et c’est là la grande force de Raphaël Dallaporta : savoir transcender un sujet du banal et le transformer en une réflexion sur les possibilités poétiques de la photographie. Avec Fragile dont la première lecture peut sembler insoutenable, il donne à voir les impératifs de la réalité – et notamment notre propre mort dans un cadre toujours accidentel, effrayant et subi – pour le projeter dans un champ proche de l’esthétique et de la philosophie. Un travail cohérent et abouti qui s’expose et amène contemplation et regard sur soi. Un travail objectif qui ne relie ces images
montrées à aucune temporalité.
Pourtant on comprend vite que chacun des tirages, montrés d’ailleurs à plat comme une planche anatomique, a une histoire particulière et terrifiante. Dans la plus grande partie de ses clichés, la mort naturelle n’existe pas, elle est le fruit d’un accident, d’un meurtre, d’un drame. Deux exceptions à l’irréalité de ces photos : Suicide, un torse d’homme cadré sur la poitrine mais dont on aperçoit un fragment de visage et une bouche presque apaisée. Et les quatre humeurs de grand format, anneaux de saturne ou ellipses dans l’espace, référence à Hippocrate et directement liées pourtant à la nature de l’homme.
Chaque série est un long travail de compagnonnage avec les spécialistes concernés. Pour Fragile, il s’agit de l’équipe du service d'anatomie pathologique et de médecine légale de l'hôpital Raymond Poincaré que Raphaël Dallaporta a côtoyé régulièrement sur une période de cinq ans.
Paradoxalement ce travail si particulier permet de mieux comprendre cette fragilité si humaine du corps, de la voir avec nos yeux du dedans et de réfléchir sur la nature et la puissance de cette photographie. Raphaël Dallaporta s’approche du sujet au plus près et établit une véritable distance
pour faire émerger une image latente qui va s’imposer au regard du spectateur. L’image veut voir et faire voir des organes humains séparés de leur relation au corps et à sa mortalité, décapés du romantisme habituel pour explorer leur univers comme on découvrirait un monde encore vierge.
Mais ce travail cherche aussi à suspendre les rapports inattendus mais fascinants entre des restes humains objectivés mystérieusement transformés par l’œil de Dallaporta en une exploration d’un mode nouveau, à la limite d’une abstraction formelle.
Plus encore que ses séries précédentes, Fragile révèle les préoccupations de ce photographe.
Attentif, grave et disponible, il paraît flâner, glaner dans notre monde contemporain ses ambiguïtés et ses absurdités. Pourtant il enregistre tout ce qui souvent est de l’ordre du non-dit ou plus encore de ce qu’on se refuse à voir. Car si elles semblent hors de tout contexte, les images de Dallaporta décomposent la détresse et la solitude de l’homme trompé par les systèmes et par ses proches. Elles racontent mieux que tout autre ce qu’on cache et elles isolent et piègent une situation non par voyeurisme mais par cette faculté d’identification qui est le propre des talents originaux et des esprits curieux.
Ainsi malgré l’apparente rigueur presque clinique et en tous cas sévère de ces compositions photographiques et le refus de l’anecdote, chacune de ces photos par son contenu émotionnel presque parfois comparable à un choc déclenche l’imagination du regardeur et nous renvoie à notre propre humanité.
À nous alors, d’en faire matière à réflexion et de considérer ces photos si fragiles comme des révélateurs de l’expérience humaine.
Françoise Docquiert.
Raphaël Dallaporta
Né le 27 septembre 1980 à Dourdan
Vit et travaille à Paris