Miroslav Tichy Untitled n.d. © Foundation Tichy Ocean
À l'occasion de l'exposition « Life is panoramic » d'Albert Moser, la Galerie Christian Berst accueille André Rouillé et Marc Lenot afin de débattre sur le thème de l'art brut.
Spécialiste intarissable du photographe tchèque Miroslav Tichy, Marc Lenot anime le blog intitulé « Amateurs d'art, lunettes rouges » regroupant des analyses pointues dans le milieu de l'art contemporain.
André Rouillé, historien de la photographie, dirige le site « paris-art.com ». Il a également commis pour le catalogue de l'exposition « Moser » un texte dans lequel il aborde la problématique de la photographie dans l'art brut.
Qu'est-ce que l'art brut ?
« L’art brut, terme inventé par Jean Dubuffet en 1945, désigne les créations issues des marges de l’art - art des fous, art des médiums, art de l’homme du commun pris de fièvre créatrice. Ces artistes, qui ne se revendiquent pas comme tels, transgressent les normes de l’art établi sans se soucier d’exposer, parfois même ils se cachent et n’ont d’autre finalité que de créer. Leurs œuvres sont des trésors pour la recherche desquels il faut avoir une âme d’explorateur : quérir, préserver, collectionner l’art brut est probablement la dernière aventure de l’art du XXIe siècle ». Marc Lenot ajoute que l'art brut « c'est beaucoup de collages, beaucoup de photomontages, pas mal de tableaux vivants ».
sans titre,1982, photographies et bande adhésive ou ruban de masquage, légende et signature au dos, 12 x 50 cm © Albert Moser
Albert Moser en quelques lignes
« Né en 1928 à Trenton (NJ), Albert Moser a vécu jusqu’à l’âge de 60 ans avec ses parents, immigrants juifs russes, à l'exception de la période qu'il passe avec l'armée américaine au Japon. C'est d'ailleurs grâce à l'armée qu'il peut suivre, après sa démobilisation en 1948, une brève formation à la photographie, à l’Ecole des Arts industriels, dans le cadre d'une reconversion réservée aux anciens G.I.
Il ne lui en faut pas plus pour se considérer comme photographe. Il se fait fabriquer un tampon « photographer » qui vient orner le dos des photographies de devantures, méthodiquement documentées, qu'il tente de vendre vainement aux commerçants de sa ville. Ce sont ces refus qui le conduisent, à partir de 1970, à réaliser des paysages panoramiques. » Bernard Perrine
sans titre,1982, photographies et bande adhésive ou ruban de masquage, légende et signature au dos, 14 x 87 cm © Albert Moser
Albert Moser : photographe brut ?
André Rouillé débute le débat sur cette affirmation : « On pourrait dire d'une certaine manière que Moser n'est pas un photographe […] par exemple, tous les gens qui font des photos ne sont pas des photographes, et donc Moser fait des photos mais ce n'est pas pour ça que c'est un photographe. Il fait des productions, appelons-les des œuvres, mais ce n'est pas pour ça que c'est un artiste ».
La question qu'André Rouillé se pose est la suivante : L'art d'Albert M. est-il considéré comme brut ou non ? D'après Jean Dubuffet, premier théoricien de l'art brut, Albert Moser ne peut pratiquer l'art brut puisqu'il « utilise des outils et des pratiques éminemment culturelles ». Mais même si ce n'est pas de l'art brut au sens où Dubuffet l'entendait, il peut s'agir d'une autre version de l'art brut, et ce, grâce à la photographie.
Moser a toujours travaillé de la même façon : appareil photo sur trépied, mouvements circulaires et hasard. En aucun cas il ne retravaille ses clichés, il préfère les confier à un laboratoire, même amateur. Une fois les photographies développées, il les découpe et les scotche sans chercher à camoufler ces rabibochages : « le scotch est quasiment dessus, il aurait pu le mettre derrière, on ne comprend pas pourquoi il le met dessus ». C'est tout simplement parce que Moser écrivait au dos de ses photographies et qu'écrire sur du scotch n'est pas très pratique, explique Christian Berst, l'un des auteurs de l'ouvrage Life is panoramic. Albert Moser « ne cherche pas à avoir une uniformité de la tonalité, il ne cherche pas à cacher le montage » et surtout « il n'y a pas la volonté d'exposer ». Le photographe travaille sans apparat et de façon « pas du tout professionnelle ». On peut donc en conclure qu'il s'agit d'art brut.
Un autre élément important s'ajoute au travail d'Albert Moser : il s'agit de l'invariabilité du protocole. Les sujets, les lieux ne changent pas et sont directement liés à lui. Ses œuvres ont un lien étroit avec la complexion mentale, son autisme. Cependant, en aucun cas l'art brut n'est considéré comme l'art des fous, c'est plutôt un art du repliement, un art qui « émane d'une perte de réalité ».
sans titre,1986, photographies et bande adhésive ou ruban de masquage, légende et signature au dos, 15 x 89 cm © Albert Moser
Qu'est-ce que Moser pouvait-il trouver dans la photographie et dans les panoramas photographiques ?
Il éprouvait sûrement le besoin de s'exprimer, chose qu'il avait du mal à faire de par son autisme. La photographie permet d'avoir un contact avec la réalité mais également de reconstruire une réalité en créant des panoramas.
Depuis qu'Albert Moser ne peut plus prendre de clichés, il dessine. Ce qui est assez étonnant c'est qu'il emploie les mêmes méthodes pour ses dessins et ses photos : le collage, la symétrie, etc.
André Rouillé conclut en affirmant que Moser est bel et bien un artiste brut car il ne se situe pas dans un rapport dialogique à l'autre contrairement aux artistes contemporains.
sans titre,1995, photographies et bande adhésive ou ruban de masquage, légende et signature au dos, 24 x 133 cm © Albert Moser
Miroslav Tichy : de la peinture à la photographie
Miroslav Tichy, né en Tchécoslovaquie en 1926, suit une formation artistique aux Beaux-Arts de Prague après la Seconde Guerre mondiale. Suite à la décision du nouveau directeur des Beaux-Arts d'interdire les modèles féminins nus en salle de dessin, Tichy arrête sa formation et fait son service militaire. Par la suite, il est interné en hôpital psychiatrique de par son côté rebelle. Plus tard, il s'installe dans une petite ville du sud et se met à peindre sans exposer ses tableaux.
Dans les années 60, son studio est confisqué par l'État. Il décide alors de faire de la rue son studio et commence donc à prendre des clichés avec des appareils photo fabriqués de toute pièce constitués de « morceaux de carton, de morceaux de bois, de capsules de bière, d'un élastique de caleçon, de tubes de papier toilette, de verres de lunette qu'il repoli ».
Il adopte également un look un peu spécial, un peu « clochardisé » qui fait penser aux passants qu'il est un peu fou et que ses appareils photo ne fonctionnent pas. Lui, affirme qu'il prenait plus de 100 photos par jour. Ses sujets sont pour la plupart du temps des femmes et son écran de télévision. Puis il développe ses clichés dans « un seau ou un lavabo » et les laisse « sécher sur des fils à linge ». Ses images sont bien évidemment de mauvaise qualité : « flous, tâches de bromure, empreintes digitales » et insectes s'y retrouvent fréquemment.
Tichy étant peintre et dessinateur, il retouche ses photographies : il souligne les formes, crée des cadres en carton. Mais il laisse traîner ses œuvres : elles pourrissent dans l’humidité, sont rongées par les rats, servent à caler un meuble bancal, etc.
Miroslav Tichý's Camera No.1 © Roman Buxbaum
La découverte de Tichy
Tichy est un photographe inconnu qui n'expose pas, seuls ses parents savent qu'il est artiste. Dans les années 1980, Roman Buxbaum, ami d'enfance de Tichy, découvre ses œuvres et décide de les exposer à Cologne en 1990. Son projet échoue et pendant 14 ans on n'entend plus du tout parler de Tichy.
Puis en 2004, Tobia Bezzola, à l'époque assistant d'Harald Szeemann, parle de Tichy à ce dernier qui décide de le montrer à la Biennale de Séville. « A la Biennale de Séville il y a 62 artistes, 60 d'entre eux sont des grands noms de l'art contemporain, et deux sont des photographes étranges sortis de nulle part : Tichy et un galicien qui s'appelle Virgilio Vieitez. C'est un photographe de village en Galice qui n'est pas très connu ». Cette fois-ci, l'exposition de Tichy est un franc succès et « dans la foulée des galeries s'intéressent à ça et montrent Tichy ».
En 2005, nouveau succès : Marta Gili, actuellement directrice du Jeu de Paume, inscrit Tichy au Prix Découverte des Rencontres d'Arles. La moyenne d'âge des participants est de 28 ans, Tichy, qui en a 78 à cette époque, en sort vainqueur. Puis la même année, Bezzola présente les œuvres de Tichy au Kunsthaus de Zurich. « Tout à coup, cette invention qui n'a pas fonctionné avant marche d'un seul coup. Pourquoi est-ce qu'elle marche ? Parce que les critères qui sont mis en avant, ce n'est plus un type bizarre avec un pull dégueulasse, et ce n'est plus tellement qu'il a des appareils faits avec des rouleaux de PQ et des capsules de bière, un peu, mais c'est beaucoup plus que ça car il y a un processus extrêmement rigoureux de sortie, de marche, de découverte de la ville, qu'il a fait les Beaux-Arts […] c'est un photographe du corps féminin avec toute sa beauté, avec toutes les ambiguïtés qu'il peut y avoir, toutes les étrangetés qu'il peut y avoir, tout le voyeurisme qu'il peut y avoir ».
Tichy vs Moser : les similitudes
Ces photographes appartiennent tous deux à l'univers de l'art brut « en terme de leur propre travail et en terme de leur reconnaissance du travail ». Ils accordent plus d'importance au processus et au protocole qu'au produit fini et à la photographie. Les photographies de Moser et de Tichy nous permettent de le constater : celles du premier « étaient rangées dans un sac sous son lit », celles de Tichy « étaient mangées par les rats ou servaient à caler la table qui était branlante ». La seconde chose importante concerne l'opération physique, « c'est-à-dire que la photo n'est pas quelque chose qui sort d'une machine et qu'on présente telle quelle ». En effet, Tichy encadre ses photos et les colorie, Moser les scotche entre elles. Enfin, tous deux refusent d'exposer leurs clichés.
Untitled © Miroslav Tichy courtesy Michael Hoppen Gallery - Unique Silver gelatin print - c.1960s
Tichy vs Moser : les différences
Moser « essaie d'organiser le monde, essaie d'apporter une vision, non seulement dans les dessins mais dans les photos, essaie d'apporter une vision régulée, organisée du monde ».
Tichy « vit dans le chaos […] il met l'accent sur le travail mal fait, il n'a aucune préoccupation de travail bien fait, de choses qui soient jolies, léchées, bien faites ». D'ailleurs Tichy dit lui-même : « si tu veux être célèbre, tu dois faire quelque chose plus mal que n'importe qui dans le monde entier, quelque chose de beau et de parfait n'intéresse personne, pour en arriver là, tu as avant tout besoin d'un mauvais appareil photo » ; et Tichy l'avait, lui, ce mauvais appareil photo !
La photographie au sein de l'art brut
Pour Marc Lenot, seuls trois artistes sont réellement considérés comme des photographes bruts : Eugène Von Bruenchenhein, Lee Godie et Morton Bartlett. Eugène V. B. photographie sa femme « dans des postures doucement érotiques ». Lee G., une SDF de Chicago, se prend en photo dans des photomatons et vend ses clichés devant la gare de Chicago. Morton B. « s'intéresse à des poupées qu'il fabrique lui-même et qu'il photographie […] dans des poses qui sont parfois un peu érotiques ».
Ohne Titel © Miroslav Tichý (Czech, 1926–2011)
Vignette © Foundation Tichy Ocean
Vanessa Voisin