
Expositions du 29/03/2005 au 19/03/2006 Terminé
Musée Albert-Kahn 14, rue du Port 92100 Boulogne-Billancourt France
PAR MARGUERITE MESPOULET ET MADELEINE MIGNON AU MUSEE ALBERT-KAHN
Albert Kahn (1860-1940), banquier philanthrope, aspirait à un monde où tous les peuples vivraient en paix grâce à la connaissance du cadre de vie et des us et coutumes de chacun.
Pour servir cet idéal, il a utilisé les techniques les plus innovantes de son époque, l'autochrome (premier procédé de photographie en couleurs sur plaque de verre) et le film muet en 35 mm noir et blanc.
"Les Archives de la Planète", mémoire vivante de la cinquantaine de pays visités par ses opérateurs entre 1909 et 1931, comprennent 72 000 photographies en couleurs (la première collection d'autochromes au monde) et 180 000 mètres de films.
En 1913, deux femmes, Marguerite Mespoulet (33 ans) et Madeleine Mignon (31 ans), respectivement agrégées d'anglais et de mathématiques, effectuent pour Albert Kahn un reportage photographique au cœur de l'Irlande rurale.
Le musée Albert-Kahn propose de suivre leur parcours, grâce aux 73 clichés rapportés de leur voyage, éclairés par les notes de Marguerite Mespoulet au fil de leurs rencontres irlandaises.
Traversée d'Ouest en Est du pays en quatre étapes photographiques, l'itinéraire offre une alternance de paysages, tantôt âpres et dénudés, tantôt verdoyants.
L'exposition s'organise autour des villages visités et de leur architecture, de la vie quotidienne des hommes, des femmes, de l'atmosphère particulière du Connemara, des sites de la chrétienté celtique…
Chaque photographie témoigne de la nécessité de saisir le moment, des objets, les costumes, des métiers, qui sont menacés de disparition, déjà…
Un regard sensible sur des femmes irlandaises qui travaillent dur, sur des pêcheurs soumis aux éléments, sur des habitants pauvres attachés à leur terre, à la beauté de l'Irlande.
Les commentaires du carnet de voyage accompagnent les images, offrant un témoignage très personnel, tendre et romantique, sur ce pays marqué par les tragédies de l'histoire.
L'exposition est complétée par un film récent (2004) du réalisateur Roy Esmonde : le regard d'un Irlandais sur le voyage de ces deux Françaises, un siècle plus tard.
Commissaire de l'exposition : Marie Corneloup, attachée de conservation du Patrimoine au musée Albert-Kahn.
Musée Albert-Kahn 14, rue du Port 92100 Boulogne-Billancourt France
Le voyage d'Irlande, une mission singulière Autochromes et carnet de voyage : Marguerite Mespoulet Mission : Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon, 25 mai – [?] juin 1913 Dès 1898, l'année même où il fonde sa propre banque, Albert Kahn crée, avec le soutien de son ami Henri Bergson, les bourses de voyage « Autour du Monde », destinées à de jeunes diplômés. Son objectif principal est politique : par cette « grande enquête renouvelée d'année en année », il aspire à créer un réseau d'intellectuels entrés « en communication sympathique avec les idées, les sentiments, la vie enfin des différents peuples ». En échangeant leurs impressions, ces voyageurs éclairés devraient pouvoir apprécier concrètement le « rôle que les diverses nations jouent à la surface du globe, déterminer leurs aspirations diverses, voir où ces aspirations les mènent, si elles doivent conduire à des chocs violents ou si elles pourraient se concilier les unes avec les autres ». En somme, l'esprit de la future Société des Nations, la bureaucratie en moins… À partir de 1906, Albert Kahn met à la disposition des boursiers une maison de sa propriété de Boulogne. Constitués en société, ils disposent ainsi d'un « cercle » de rencontres et d'accueil, où ils s'emploient à faire fermenter l'idée qu'une humanité organisée pourrait réduire les conflits. D'abord réservées aux hommes, les bourses sont étendues aux femmes à partir de 1905. C'est dans ce contexte que Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon, auteurs de la campagne photographique présentée dans cette exposition, rencontrent l'univers d'Albert Kahn. Agrégées respectivement d'anglais et de mathématiques, la première obtient sa bourse en 1907 et la seconde en 1911. Quelques années plus tard, en 1913, Mesdemoiselles Mespoulet et Mignon prennent en Irlande des « clichés en couleurs pour Monsieur Kahn », participant ainsi à la constitution des Archives de la Planète. Bien que les deux voyageuses ne soient pas des photographes professionnelles comme les opérateurs engagés par Albert Kahn pour réaliser ce projet, leur quête s'inscrit parfaitement dans la philosophie de cet inventaire du monde par l'image : privilégier l'enregistrement « des aspects, des pratiques et des modes de l'activité humaine dont la disparition fatale n'est plus qu'une question de temps ». Mais elle fait aussi exception : seule mission à avoir été menée par d'anciennes boursières, elle reflète ce « supplément d'âme » que constitue l'esprit d'Autour du Monde. Le carnet de voyage tenu par Marguerite Mespoulet ne se borne pas à légender ou décrire les photographies dans un style documentaire, neutre et distancié ; il témoigne d'une entrée « en communication sympathique » avec la population, d'une enquête de terrain sur les conditions de vie, les souffrances du passé et du présent, les aspirations de ces petites gens de l'Irlande rurale qu'elles ont choisi de faire entrer dans les Archives de la Planète… Les paysages, les ruines monastiques qui constellent le pays suscitent chez elles le même élan du cœur, le même regard chargé d'émotion que ses habitants… Personnalités généreuses, elles se révèlent également endurantes et tenaces : les incessantes bourrasques – pluie et vent, grands ennemis de l'autochrome qui exige la stabilité d'un long temps de pose et dont les colorants craignent l'humidité – ne viennent pas à bout de leur persévérance à peindre ce portrait sensible qui nous permet aujourd'hui de mesurer le chemin parcouru… Parcours de l'exposition L'invitation au voyage Ce premier espace permet de retrouver une atmosphère proche de celle qu'ont pu vivre les deux femmes en ce mois de mai 1913. Une présentation en boucle d'images d'archives de voyage en mer évoque la traversée vers l'Irlande. Le matériel de prise de vue utilisé par Mesdemoiselles Mespoulet et Mignon, la mallette dans laquelle elles ont transporté leurs 73 autochromes, la boîte en bois dans laquelle ces photographies ont été conservées à l'époque d'Albert Kahn, l'original du carnet de voyage sont autant d'incitations à remonter le temps pour les suivre dans leur quête. Le voyage Ce deuxième espace, cœur de l'exposition, est consacré à l'itinéraire d'Ouest en Est emprunté par Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon. Les silhouettes des deux femmes apparaissent et tel un guide entraînent le visiteur à cheminer au rythme des quatre étapes photographiques qui vont de Galway à la vallée de la Boyne au nord de Dublin. Des reproductions d'autochromes sur caissons lumineux alternent avec des tirages papier en très grand format ; de larges extraits du carnet de voyage sont associés aux images, tantôt par un enregistrement sonore qui concourt à suggérer, comme les silhouettes, la présence des voyageuses aux côtés du visiteur, tantôt par la calligraphie qui renvoie à l'aspect original du manuscrit. L'Ouest Dès les premières images, le ton est donné, c'est la mémoire de l'Irlande rurale que les voyageuses s'attachent à capter : de Galway, la capitale de la province du Connaught, elles ne retiennent que des activités liées à la ruralité, la foire au bétail et la vente du poisson… Au Claddagh, petit village de pêcheurs, elles ont l'impression d'assister à la fin d'un monde, qu'elles sont heureuses de pouvoir fixer pour les Archives de la Planète mais dont la disparition ne semble en revanche provoquer aucun regret chez les habitants : les femmes abandonnent le costume traditionnel « et ne veulent plus en entendre parler » ; si les vieilles chaumières disparaissent progressivement, c'est au profit de « maisons plus grandes et plus saines ». Le charme nostalgique que prennent aujourd'hui ces images est bien éloigné du vécu de l'époque : « Cette femme qui a 7 enfants vit de ce métier de “faiseuse de franges”. On lui donne 3 shillings et 6 pence pour faire la frange d'un châle, il lui faut 3 jours pour faire ce travail et elle doit encore fournir la laine »… Aucun misérabilisme (dans l'acception moderne du terme) cependant dans le regard porté sur ce monde en détresse. L'art avec lequel Marguerite Mespoulet photographie ces femmes exalte au contraire la dignité qu'elles conservent dans la pauvreté, au point que John Wood a pu écrire à propos de la mission Mespoulet-Mignon : « Leurs portraits de paysannes aux pieds nus filant au rouet, […] confectionnant des franges de châle ou présentant fièrement une cape éclatante figurent parmi les portraits de femmes les plus nobles et les plus émouvants de l'histoire de la photographie » (The Art of the Autochrome. The Birth of color photography, Iowa City, University of Iowa Press, 1993, p. 52). La découverte du Connaught se poursuit par une rencontre avec les ruines de la célèbre abbaye franciscaine de Ross, « dans un paysage d'une suavité mélancolique » qui les fascinent, puis par de longues recherches pour trouver les « pierres à trous » et le « buisson saint » de Roscam, où perdurent de vieilles croyances populaires associées aux légendes de saint Patrick. Le problème de la dépopulation liée à l'émigration qui n'a cessé depuis la grande famine du milieu du XIXe siècle et le dur travail de la tourbe, « le charbon » du pays, sont abordés grâce à des clichés dévoilant une terre sombre, brune et attachante, qui sait aussi se faire « pays de fête » quand elle s'illumine de l'éclat des fleurs d'ajoncs. Cette première étape s'achève dans le Connemara, dans un échange avec des habitants sensibles et passionnément attachés à leur terre, qui témoignent – par l'attention « qu'ils portent à toutes les questions d'intérêt général » – d'une « grande largeur d'esprit » malgré des conditions de vie dramatiques. Un peu plus au nord, sévit une terrible épidémie de fièvre typhoïde… Le Centre « Nous sommes ici dans une région bien différente et il faut faire un effort pour se persuader que l'on est bien dans le même pays. Une rivière paresseuse coule dans un pays vert aux lignes monotones. On trouve, enfin, des arbres et les habitants n'ont plus de ces pauvres mines affamées »… Découvrir les alentours d'Athlone et les rives verdoyantes du Shannon après les terres déshéritées du Connemara permet aux voyageuses de nuancer leur témoignage en même temps qu'un cliché : l'Irlande n'est pas toujours « l'île d'Émeraude » mais quand elle l'est, c'est sans conteste… Une femme au « corsage rose comme le trèfle de son pré, tranquille et paisible » derrière le muret de sa maison, le grand lac Ree où l'on pêche des anguilles monstrueuses – expédiées « à Londres et en Hollande où on fait de la soupe à la tortue ! » – contribuent au portrait coloré de cette région. À cet optimisme géographique fait écho un optimisme politique ; l'immense – bien que fragile – espoir éveillé par la promesse prochaine du Home Rule (autonomie au sein du Royaume-Uni) s'exprime dans les propos d'un batelier qui les conduit : « Chemin faisant, il me parle de l'Irlande, lui comme tant d'autres attend avec impatience le célèbre Home Rule. On a certes l'impression de vivre ici avec un peuple qui est plein d'espoir. Jamais sauveur n'aura été reçu avec plus de joie et, quels que soient les résultats de la nouvelle loi, elle aura au moins donné un instant de bonheur à plusieurs millions d'hommes. » Mais les environs d'Athlone ont aussi une saveur plus âpre, en contraste absolu avec l'optimisme de la série précédente. « Nous nous trouvons maintenant devant ce que les Anglais laissèrent au XVIe siècle des églises et des monastères célèbres de Clonmacnoise : au-dessus de cette rivière heureuse, un champ de morts, dans des ruines. » Le « silence et la solitude » qui règnent dans « cet endroit de désolation » suscitent chez les voyageuses une méditation douce-amère, car les ruines du monastère fondé par Saint Ciaran au VIe siècle sont aussi « un des plus admirables restes de l'ancienne civilisation irlandaise ». Les autochromes de cette série reflètent puissamment l'atmosphère que dégagent les ruines de Clonmacnoise : la majesté des croix celtiques, l'ambiance d'un sombre romantisme qui émane d'une tour décapitée se profilant sur un ciel plombé dans un chaos de stèles envahi par les orties… L'Est (sud de Dublin, Glendalough) Dans les monts Wicklow, qui abritent les ruines des « sept églises de saint Kévin », Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon poursuivent leur démarche de « pèlerins des choses du temps passé ». Fondé à la même époque que Clonmacnoise, le site monastique de Glendalough en est le miroir inversé : autant la « désolation » de Clonmacnoise porte les voyageuses à la gravité, autant le cadre de Glendalough – « une vallée secrète entre des montagnes fleuries d'ajoncs […] et fleuries une deuxième fois par les ombres bleues des nuages » – les incite à savourer sans arrière-pensée, avec une gourmandise sensuelle d'esthète, le plaisir des jeux de lumière sur les vieilles pierres : « Mais quelles belles couleurs dans les pierres ! Elles sont presque aussi moelleuses et aussi chaudes que les pierres du Parthénon, plus roses encore peut-être. Et les anciens vitraux ont fait place à des vitraux mouvants qui jettent eux aussi des ombres colorées dans l'enceinte. » L'Est (nord de Dublin, la vallée de la Boyne) L'approche de cette région débute par un retour à la vie quotidienne, avec des connotations sociales opposées. Deux curraghs, petites barques presque rondes, « faites comme elles l'étaient au temps de saint Patrick, d'une légère carcasse de branches de noisetiers recouverte de peau de vache », sont présentées par deux hommes à la mise soignée. C'est visiblement par amour de la tradition qu'il conserve ces embarcations dont « il ne reste plus que quatre exemplaires dans l'Est ». La petite forge devant laquelle travaillent un charron et son ouvrier montre en revanche « combien sont encore simples les instruments de labour en Irlande, même dans l'Est, région “avancée” du pays. » Mais cette dernière étape du voyage offre aussi une particularité : sur une dizaine de miles et en treize photographies, elle présente un raccourci symbolique de l'histoire irlandaise, des temps légendaires – où les dieux se réfugièrent « dans le royaume où poussent les pommes d'or et les noix roses » – à la grande famine du milieu du XIXe siècle, évoquée par une de ces constructions inutiles qu'on fit édifier « par les paysans sans ouvrage et sans pain ». Cette partie est traitée en spectacle, sous la forme d'un « petit théâtre de l'histoire » : les images sont éclairées progressivement par des projecteurs, au rythme d'un commentaire adapté du carnet de voyage. 1913… Et après ? Il s'agit d'une invitation à découvrir le contexte historique du voyage de Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon en cette année 1913 et dans les dix années suivantes, déterminantes dans l'histoire du pays. Un montage d'actualités Gaumont, acquis à l'époque par Albert Kahn pour compléter les Archives de la Planète, rappelle les principaux événements, en particulier la guerre d'indépendance de 1920-1921. Une séquence tournée à Paris par un opérateur des Archives de la Planète en janvier 1922 montre Eamon De Valera et d'autres personnalités irlandaises, au lendemain du traité de Londres qui accorda à l'île son indépendance, mais en lui imposant de demeurer dans le Commonwealth et au prix de la partition. • Voir ce voyage autrement - Not Fade Away (v. o. sous-titrée)Un documentaire réalisé en août 2004 par Roy Esmonde et diffusé sur la chaîne nationale livre un regard irlandais contemporain sur les deux Françaises et leur vision de l'île et de son peuple. - Une rencontre plus intime avec les deux femmes Qui sont Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon ? Une esquisse de leur personnalité et de leur carrière est proposée grâce aux archives et témoignages recueillis par le musée. Le voyage en Irlande, une exception dans l'œuvre d'Albert Kahn. Un film réalisé par Jocelyne Leclercq et Robert Weiss (musée Albert-Kahn, 2005) restitue deux aspects essentiels du projet de paix universelle d'Albert Kahn : la société Autour du Monde et les Archives de la Planète. Il souligne le caractère exceptionnel de la campagne irlandaise de Mesdemoiselles Mespoulet et Mignon. Autour du film, une galerie de portraits autochromes donne un aperçu des nombreuses personnalités qui, comme ces deux femmes, furent sensibles aux idées d'Albert Kahn et participèrent à leur mise en œuvre. • Vu des coulisses La fragilité des plaques autochromes rend l'exposition des originaux très délicate. Reproduits en totalité sous forme de fac-similés à taille réelle, les clichés et les pages du carnet de voyage donnent au visiteur une vision proche de celle qu'il aurait s'il pouvait entrer dans les réserves du musée. • Autour de l'exposition En quête d'Irlande. Reflets sensibles, 1913 (catalogue de l'exposition, 250 pages, 73 autochromes en grand format). Carnet d'Irlande (reproduction du carnet de voyage, illustrée d'imagettes des 73 autochromes , 140 pages, auteur du manuscrit et des clichés : Marguerite Mespoulet, mission : Marguerite Mespoulet et Madeleine Mignon, 25 mai – [?] juin 1913). - Des visites pédagogiques à l'intention des groupes scolaires sont organisées (sur réservation uniquement). Selon l'âge des enfants, la visite de l'exposition s'accompagne de la lecture d'un conte irlandais, d'un livret de coloriages, de jeux. Elle s'achève sur la découverte de la partie anglaise des jardins Kahn. Crédits photographiques : © Musée Albert-Kahn - département des Hauts-de-Seine