© Adamantios Kafetzis
« Dès qu’on cesse de regarder une œuvre d’art, on succombe aussitôt à la tentation de son interprétation. Les yeux se sont accoutumés à être renvoyés à un texte comme celui-ci, afin de «voir» si il y a quelque chose à "comprendre". Mais, le plus souvent, il n’y a rien à comprendre, pour deux raisons principales : premièrement, c’est l’oeil qui est pris par l’œuvre (et pas l’œuvre qui est com-prise dans le regard); puis, parce que le plupart des textes ne s’adressent pas au regard du spectateur. La relation entre l’œil (du photographe ou du spectateur) et l’icône (l’«image» en grec) pose toujours la question éternelle : croire ou comprendre? Et dans la mesure où Adamantios utilise un moyen qui assume une certaine fonction d’enregistrement (l’enregistrement de ce qui est vu par l’oeil), cette question prend un caractèrede plus en plus urgent. Et ce d’autant plus qu’Adamantios photographie des scènes de prière.
L’enjeu d’une photographie de la prière est peut-être semblable à celui de l’iconographie byzantine et des images islamiques: rendre visible l’in-visible, faire une image de ce qui ne peut pas être représenté. Dans les icônes de la tradition orthodoxe ce qui est en jeu c’est l’entrée d’un saint dans le monde illusoire de la représentation, sans que la personne sacrée ne soit touchée par ce passage. D’une façon semblable, ces photographies ont l’ambition de se transformer en tableaux qui saisissent le mystère de la prière. La possibilité de la comparaison entre ces deux modes d’iconographie n’est pas seulement due à la tentation de la représentation (le «désir de voir» que Jean de Damas attribue au diable en le distinguant de la puissance communicative des icônes), mais aussi à un certain isomorphisme entre le moyen et son objet. Adamantios, pour ainsi dire, n’a pas apporté dans la galerie des photographies faites à Hagion Oros, afin de nous transmettre un certain air de "mystification" (ça serait un vrai péché esthétique). Tout au contraire il est resté ici, dans la cité, et il a demandé aux croyants de s’asseoir près des climatiseurs du temple ou sur les chaises de plastique.
Il se peut donc que le sacré soit tracé entre nous –comme l’indique l’image d’Amadou Bamba, le prophète des Mourides qu’on voit partout dans les rues au Sénégal. En fait les croyants mêmes qu’on voit dans les photographies gardent la retraite indispensable de la prière –mais toujours dans les bornes imposées par la cité moderne: [ils sont gauches] dans le temple, éloignés de leur patrie ou ils font leur prière dans une petite chambre, juste avant le grand match. Cette « dégradation» du mystère dans la photographie équivaut au danger imminent de la peinture, c’est-à-dire à la transformation de l’image en représentation pure –un "péché" caractéristique de nôtre civilisation (c’est pour cela peut-être que les deux photographies obscures et séparées du reste de l’exposition sont à ce point pareilles à un tableau). C’est bien de la même tentation que la camera a vu le jour: on pourrait rappeler que, sous la Renaissance, la chambre obscure (camera obscura) était utilisée en peinture pour atteindre la plus grande fidélité possible.
Ce danger de dégradation, de la diminution de l’image en photographie, est surpassé par la fonction de la lumière. Le moment où on lance notre regard vers la lumière des images d’Adamantios est cruciale pour la manière dont on les verra. Cette lumière ne semble pas avoir une origine fixe –sa question reste toujours ouverte. Elle envahit soudainement l’image en touchant en peine les croyants – on peut bien constater que ces personnes deviennent dans quelques cas obscures. La lumière fait bien le croyant apparaître, mais elle ne nous le présente pas. Il semble qu’elle soit réservée pour quelque chose d’autre.
On va être surpris en trouvant que le jeu entre la lumière et l’obscurité est également caractéristique de l’iconographie, de la photographie et de la prière. Car, dans chacun de ces trois cas, la condition de la vue c’est l’obscurité même. Dans l’iconographie, l’image est obscure, faite pour la lumière de la bougie: éclairez-vous l’icône, et le saint vous regarde. De plus, il est dit que l’image d’Amadou Bamba, aussi obscure qu’une icône orthodoxe, transmet à ceux qui la regardent une certaine puissance mystique. Puis, en ce qui concerne la photographie, l’obscurité est constitutive de l’apparition de l’image (la chambre reste toujours obscure): un petit rayon de lumière suffit pour qu’une image nous apparaisse. Et finalement, dans la prière les yeux restent fermés dans l’obscurité du temple, comme "personne n’a jamais vu Dieu". On ferme les yeux en dénonçant le monde lumineux, et dans notre désir si fort de Le voir, on sent que c’est Dieu qui nous regarde.
© Adamantios Kafetzis
Le résultat ces trois rituels n’est pas le fait qu’on voit une certaine image, mais l’impression que quelqu’un nous regarde. Et, en ce qui concerne les photographies faites par Adamantios, ce qui nous apparaît n’est pas le croyant, mais les icônes qui le regardent. Les icônes le regardent de l’intérieur, nous de l’extérieur. Tout à coup on s’aperçoit qu’on se partage la même vue (le croyant) et finalement on s’observe réciproquement l’autre. Encore une fois les icônes nous regardent. Elles nous regardent à travers cette lumière qui a pénétré la boîte noire de la camera pour les éclairer, tout en rendant possible l’obscurité des croyants. On ne pourrait pas voir ce spectacle (le croyant avec l’icône) à l’œil nu, car on serait obligé de choisir: En se trouvant dans une église, on regarderait soit l’un, soit l’autre et l’on aurait le dilemme éternel entre foi et non foi. Tout au contraire, les photographies –tableaux offrent la possibilité de se regarder avec les icônes – chacun dans son lieu propre.
Regardez donc ces photographies et pensez seulement cela: comment, en regardant des croyants, une image de plus en plus claire de vous-même émerge-t-elle ; et comment cette même image commence à s’obscurcir quand vous tournez le regard vers le prophète. Vous êtes venu ici afin de regarder ; y–a -il la moindre chance que vous soyez regardé vous-même? ». Nicolas Skiadopoulos