E?tude de perspective - La tour Eiffel, 1995-2003 © Ai Weiwei
Jeu de Paume 1 Place de la Concorde 75008 Paris France
Ai Weiwei, figure de la dissidence chinoise retenue sur le territoire par les autorités après son placement en détention en avril 2011, mais aussi artiste protéiforme, à cheval entre des projets publics pharaoniques (le stade du Nid d'Oiseau) et des projets plus marginaux et contestataires : Entrelacs, l'exposition au Jeu de Paume, offre enfin l'occasion d'en savoir plus sur cette personnalité incontournable de l'art asiatique dont il était permis d'ignorer qu'elle avait produit tant d'images...
On découvre d'abord ses aller-retours entre la Chine, où il nait en 1957 à Pékin, et les Etats-Unis où il se rend pour la première fois en 1981, entre ce système qui fait disparaitre l'individu sous le poids du groupe et celui qui précisément n'existe qu'à travers lui. Fils du poète Ai Qing, attiré par les marges dès le début, il produit à New-York où il étudie à la Parsons School of Design ses premiers ready-made et documente la vie de la colonie artistique chinoise de l'East Village. En 1993, il rentre à Pékin pour soutenir son père malade et continue d'y pratiquer un style documentaire, appliqué cette fois aux expériences radicales menées par les membres de "l'East Village Pékinois", ancienne friche industrielle transformé en haut lieu culturel - et dont on trouvera un récit aiguisé de la mutation dans Pékin 798 de Marc Abélès.
C'est au seuil des années 2000 et de la quarantaine que sa production connait un développement exponentiel : les salles du premier étage du Jeu de Paume, recouvertes d'images et d'écrans du sol au plafond, en témoignent. On y sent Weiwei, d'abord focalisé sur sa personne et son entourage proche, englober désormais toute la population chinoise et les bouleversements de son territoire. Paysages Provisoires, réalisée entre 2002 et 2008, montre par exemple la machine de déconstruction publique lancée sans sommation (l'Etat est l'unique propriétaire terrien) à l'assaut des terres du pays pour ouvrir la voie à la modernisation. Les photos de Weiwei sont sobres et leur composition minimaliste ; c'est l'ampleur du projet qui impressionne. Le photographe s'intéresse aussi au chantier d'un terminal de l'aéroport de Pékin entre 2002 et 2007, et prend part en tant qu'architecte à celui du stade national de Pékin, qu'il enregistre en images.
Devant la série Paysages Provisoires © Actuphoto
Outre les images "à la sauvette" qu'il diffuse sur Twitter et sur son blog (99 images prises entre 2009 et 2010, présentées sur deux caissons) et ses Etudes de perspectives dans lesquelles il se sert de son bras d'honneur gauche pour prendre l'échelle de bâtiments illustres à travers le monde, les projets d'Ai Weiwei tournent autour d'un processus cyclique de construction et de démolition souvent assimilé à une succession d'avancées et d'échecs. En 2007, il fixe ainsi le portrait d'un milliers de chinois espérant obtenir les papiers nécessaires pour voyager jusqu'à la Documenta de Cassel, en Allemagne. Il suit, entre 2008 et 2010, le désastre du tremblement de terre de mai 2008 dans la province du Sichuan (soixante-neuf mille morts, cinq millions de sans-abri), et y expose les négligences du gouvernement, ce qui l'exposera à une répression extrêmement violente.
Le sommet de l'exposition, qui cristallise la quête insatiable de Weiwei de se mesurer aux autorités, se trouve sans doute dans les cinq images discrètes du projet Atelier de Shanghai (2010-2011) : après l'invitation et l'insistance des autorités de Shanghai, Weiwei supervise, deux ans durant, la construction de son atelier d'architecture en bordure de la ville. Immédiatement après la fin de sa construction, en août 2010, ces mêmes autorités décrètent pourtant le bâtiment est illégal : en quelques jours de janvier 2011, il est totalement rasé. Weiwei documente avec une minutie désabusée ce processus kafkaïen, destiné selon lui à l'obliger à rester en Chine.
L'immense profusion d'images, leur variété et la multiplicité des registres adoptés par Weiwei fait d'Entrelacs une riche introduction au travail de l'artiste et une fenêtre sur la condition d'artiste "polémique" en Chine, testant, projet après projet, les limites du contrôle d'Etat. C'est aussi, en creux, un manifeste en faveur de la photographie comme instrument de vérité, de stabilisation et de fixation ; et un pied-de-nez à l'imagerie unique et contrôlée du régime.
Antoine Soubrier, le 21 février 2012.
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Presque 50 ans après Berenice Abbott, au début des années 1980, Ai Weiwei choisit lui aussi New York comme terrain d’expression, y photographiant quotidiennement le monde qui l’entoure. Il poursuit cette pratique à Pékin, où il retourne en 1993, montrant les multiples aspects de la réalité urbaine et sociale de la Chine. Ses photographies témoignent du capitalisme anarchique qui se développe dans son pays et des contradictions de la modernité. Tout à la fois architecte, sculpteur, photographe, blogueur et adepte des nouveaux médias, Ai Weiwei devient rapidement l’un des artistes majeurs de la scène artistique indépendante chinoise, produisant une œuvre prolifique, iconoclaste et provocatrice.
Ai Weiwei (Pékin, 1957) est le fils du poète Ai Qing. Après des études à l’Académie de cinéma de Pékin, il participe en 1978 à la création d’un collectif d’artistes, The Stars, qui rejette le réalisme social et défend une conception individuelle et expérimentale de l’art. En 1981, il se rend aux États-Unis et, en 1983, s’installe à New York où il étudie à la Parsons School for Design dans la classe du peintre Sean Scully. Il découvre alors des artistes comme Allen Ginsberg, Jasper Johns, Andy Warhol et, surtout, Marcel Duchamp, qui va compter pour lui, notamment par sa manière de mêler l’art et la vie. C’est à cette époque qu’Ai Weiwei produit ses premiers ready-mades ; parallèlement, il prend des milliers de photographies de lui-même et de ses nombreuses connaissances de la colonie artistique chinoise de New York. Son père étant tombé malade, il décide de rentrer à Pékin en 1993. Quatre ans plus tard, il participe à la fondation de CAAW (China Art Archives & Warehouse) et commence à s’intéresser à l’architecture. En 1999, il ouvre son propre atelier à Caochangdi et, en 2003, crée l’agence d’architecture FAKE Design. La même année, il joue un rôle important – en collaboration avec les architectes suisses Herzog & de Meuron – dans la construction du stade olympique, le célèbre « Nid d’oiseau » qui devient le nouveau symbole de Pékin. En 2007, à l’initiative d’Ai Weiwei, dans le cadre d’un projet intitulé Conte de fées, mille et un Chinois sont invités à la documenta 12 de Cassel. En 2010, à Londres, la Tate Modern expose un immense tapis – très minimaliste sur le plan formel – conçu par l’artiste et composé de millions de graines de tournesol en porcelaine, modelées et peintes à la main par des artisans chinois.
Gu Changwei, Nouvel An chinois sur Mott Street, 1989 © Ai Weiwei
Ai Weiwei © Gao Yuan
Laisser tomber une urne de la dynastie des Han, 1995 Triptyque, tirages N&B © Ai Weiwei
Ai Weiwei est un artiste généraliste et un critique social qui a entrepris de faire bouger la réalité et de contribuer à la façonner. Tout à la fois architecte, artiste conceptuel, sculpteur, photographe, blogueur, adepte de Twitter, artiste-intervieweur et critique culturel, c’est un observateur perspicace des enjeux et des problèmes sociétaux d’aujourd’hui, un grand partisan de la communication et des réseaux, et un artiste qui sait introduire de la vie dans l’art et de l’art dans la vie. Il aborde de front la question des conditions sociales en Chine et dans d’autres pays en livrant son témoignage sur les bouleversements que subit Pékin au nom du progrès, en adoptant dans ses Études de perspective une attitude irrespectueuse à l’égard des valeurs établies ou en rompant avec le passé dans des œuvres composées de vieux meubles trouvés. L’idée qui le guide reste la même : libérer les potentiels dans le présent et pour l’avenir, affirmer ses positions grâce aux dizaines de milliers de photos et de textes diffusés sur son blog ou par le biais de Twitter.
“Ai Weiwei : Entrelacs” est la première grande exposition en France consacrée à cet artiste et homme de communication qui observe l’état du monde, l’analyse et tisse des liens avec ses semblables par de multiples canaux. L’exposition, qui présente également des vidéos de l’artiste, est centrée sur les photographies d’Ai Weiwei : celles par lesquelles il rend compte des mutations profondes du paysage urbain de son pays ; celles aussi qui relèvent d’une démarche plus artistique : le Conte de fées pour la documenta de Cassel et les innombrables photos numériques diffusées sur son blog ou à l’aide de son téléphone portable.
Par la richesse de son iconographie, cette exposition consacrée à Ai Weiwei tend à montrer la diversité et la complexité du personnage et sa manière d’être constamment en relation avec le monde. D’où cette idée d’entrelacs, de liens qui ne cessent de se tisser par-delà les frontières et les obstacles en tout genre.
Placé en détention le 3 avril 2011 par les autorités chinoises, libéré sous caution le 22 juin 2011, il est, à ce jour, toujours interdit de sortie du territoire.
Vignette : Étude de perspective - La tour Eiffel, 1995-2003 © Ai Weiwei