© Alain Brendel
Galerie Hors-Champs, Paris 13, rue de Thorigny 75003 Paris France
« L’ombilic des rêves »
L’imposante œuvre d’Alain Brendel, dont la Galerie Hors-Champs présente une très sélective rétrospective, est un cheminement de plus d’une vingtaine d’années, sans détour ni pause, vers un traitement radical du processus photographique et de la représentation.
Utilisant l’argentique pour mieux accéder à la texture recherchée, Alain Brendel dissèque ses photos en un jeu de surimpressions, d’assemblages et de déformations. Son travail se développe selon une variation obsessionnelle d’un même thème (la description d’un univers mental et onirique) et de formes récurrentes (des corps, très souvent féminins, se distinguant d’un décor aux contours incertains) accordés à l’infini. On pourrait croire que le terme de « chambre noire » a été inventé pour lui : si ses images sont nées de ses manipulations d’alchimiste, elles semblent tout autant s’être échappées du sommeil d’une chambre à son zénith d’obscurité, qu’elles incarnent, vénéneuses et sensuelles.
Nous sommes en effet bien là dans un rêve, où les fantasmes s’esquissent, s’imposent et s’effacent. Des corps de femmes les peuplent dans une nudité offerte. Sans visage reconnaissable, dépersonnalisés et interchangeables, ces corps sont limités à des silhouettes de sensations pures et sans affect autre que celui du désir sexuel. Mais les femmes d’Alain Brendel ne sont pas l’objet de ce désir : difformes, « distorsionnées » au point où parfois toute la photo n’est plus que chair, omniprésentes et superposées comme les strates du langage onirique, elles expriment le désir, c'est-à-dire l’essence même du corps en tant qu’inconnu. Cette vision de la chair est immédiate et Alain Brendel en rend compte au plus près d’un noir et blanc frontal pour mieux dessiner sinuosités et mouvements, volumes, organes ou positions.
Ecloses des combinaisons de kaléidoscopes, issues du contact corporel en la Chambre Noire, les silhouettes fantômes (ou fantasmes, l’étymologie est la même) se dilatent dans l’espace (à moins que ce soit le contraire) et créent un nouvel espace. Elles et l’espace se fondent entre eux, s’auto-engendrent, permettent la jouissance originelle dans leur fusion. C’est un théâtre mouvant et incandescent dont on ne discerne pas les limites et qui se suffit à lui-même, un théâtre où se joue perpétuellement la Pulsion diluée dans le cosmos. En utilisant le support familier du monde réel, Alain Brendel kidnappe nos codes de représentation, les contourne ou les détruit, allant parfois jusqu’à l’abstraction, pour affirmer ses propres codes. De même que l’espace, le temps en est changé et semble s’être figé –ou s’être retiré, comme en retrait, comme s’il observait par en dessous cette bulle d’où il est absent et dont l’intrusion signifierait le réveil.
Jacques Lacan commentait un texte de Freud où celui-ci, interprétant son rêve de « l’injection faite à Irma », introduit le concept « d’ombilic des rêves » : il parle de « la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage, les sécrétats par excellence, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère ». Ce fond des choses, charnel et inconnu, soustrait à l’interprétation, est le centre du rêve sur lequel le rêve s’appuie et se déploie. C’est bien cela que recherche Alain Brendel à travers son œuvre : toucher au point originel et fermé (tel un ombilic) du désir. Et enfin mettre en image, par le détournement de notre rapport à la photographie, la pureté d’une vision qui échappe au langage.
Vignette et images : © Alain Brendel