Vignette : © Jean-André Bertozzi
Un travail photographique avec Leonardo Boscani m’a amené régulièrement pendant trois ans en Sardaigne, à Platamona où il réside avec sa femme. Parallèlement, je poursuivais un travail personnel dans cette région de Sassari. Autant il était facile pour moi d’expliquer en quoi consistait le travail avec cet artiste, autant il m’était impossible de parler de mes images. A la question habituelle “Que photographies-tu ?”, j’étais tenté de répondre “Rien... je ne sais pas... pour le moment, je cherche”.
A cette période je me rendis, donc à Platamona. Comme mes amis n’étaient pas là à mon arrivée, je décidai de les attendre à l’ombre d’un arbre. Je fus réveillé par un bruit de moteur : une camionnette des Télécom était garée devant chez eux, un homme d’une cinquantaine d’années sonna à leur porte. Je m’approchai pour lui dire qu’ils étaient absents, seraient de retour d’ici une heure et que je les attendais aussi.
En Sardaigne, les gens ont gardé le sens et le goût du contact, souvent une rencontre est le point de départ d’une discussion.
– D’où venez-vous ? Et que venez-vous faire ici ? me demanda-t-il. – Je viens de Bastia et je fais des photos dans la région.
– Et que photographiez-vous ? Ma réponse à cette question habituelle fut de lui dire simplement “Regardez” en accompagnant la parole du geste. Il posa le porte-folio sur le capot, le feuilleta une première fois rapidement, posa le livre et lâcha un “Bien !”... – Toutes ces images ont été faites dans la région, MA région, dit-il. Il reprit le livre et, calmement, il le détailla image par image, mettant sur chaque photographie des noms de lieux. Il recommença cette lecture deux ou trois fois. Puis, lâchant de nouveau le livre, il dit : – Je ne suis pas de la partie et je n’y entends guère en photographie. Mais ces images me racontent une histoire, l’histoire de mon quotidien. Puis il remarqua que j’avais évité les évidences. Alors il se mit à me raconter les histoires de chaque image. Un moment, il me dit que, finalement, les petites choses auxquelles nous ne faisons pas attention prenaient ici le droit de parole, méritaient l’attention, devenaient dignes de représentation. Dans ce sens, il employa l’expression de “causa democratica”. Et la conversation s’acheva sur ce : “E una causa democratica.” Pendant ce séjour, je n’ai pas réussi à photographier : mon errance venait de prendre un nom, mon travail un sens, il fallait abandonner ce travail, passer à une autre errance.
Jean-André Bertozzi
Vignette : © Jean-André Bertozzi