© Charles Aubry, Coings (vers 1864)
« PRINCE, Pour faciliter l’étude de la nature, je l’ai prise sur le fait et j’apporte aux ouvriers des modèles qui doivent faire grandir l’art industriel un peu compromis par le portefeuille insuffisant des écoles de dessin ».
Ouvrant la dédicace d'un album offert au Prince impérial, ces lignes résument les ambitions, les stratégies et le contexte d'une entreprise emblématique de l'aventure de la photographie sous le Second Empire: celle de Charles Aubry, dessinateur de modèles pour étoffes qui, à l'âge de 53 ans en 1864, quittait sa profession pour fonder un atelier de moulage et de photographie de végétaux. Encouragé par le succès d'Adolphe Braun dix ans plus tôt, Aubry espérait faire fortune en fournissant aux écoles de dessin et aux dessinateurs industriels une alternative aux modèles gravés et lithographiés. A la faveur d'un climat de concurrence avec l'Angleterre, sa production s'inscrivait alors au cœur de vifs débats sur la situation des arts appliqués en France, dont la qualité jugée déclinante était imputée à un système d'enseignement du dessin qu'il convenait de réformer. Mais la commande officielle escomptée ne vint pas, et la faillite fut déclarée l'année suivante.
Malgré la ténacité d'Aubry, le manque de soutien de l'État, l'attachement des professeurs et praticiens aux méthodes traditionnelles et, plus généralement, la méfiance du monde artistique à l'égard du medium, ne viendront que confirmer cet insuccès. Une réticence à s'insérer dans le milieu de la photographie - manifeste chez celui qui toute sa vie se présentera comme un dessinateur -, comme la complexité de ses modèles qui s'adaptaient mal à la décoration stylisée de produits bon marché, ne sont pas étrangers à ce qui reste un échec somme toute relatif : Aubry réussira à exploiter son fonds jusque dans les années 1870, comptant parmi ses clients des écoles de dessin françaises et étrangères, des usines textiles de Mulhouse, la firme américaine Tiffany et la prestigieuse manufacture des Gobelins. Ce sont les plus belles des 52 épreuves acquises par cette dernière – dépôt du Mobilier national - qui sont ici présentées au visiteur, cueilli par le Diadème de l'ami Carrier-Belleuse.
Convoquant le “crayon de la nature” qu'est la photographie pour ériger cette dernière en modèle d'elle-même, Aubry constitue ainsi vers 1864 un ensemble qui atteindra rapidement quelque 200 clichés. S'y mêlent compositions associant végétaux et objets traditionnels de la nature morte et, surtout, arrangements de feuilles, fleurs ou fruits, dont la fraîcheur spontanée fait oublier qu'ils sont en réalité très pensés : le temps de préparation des grandes plaques au collodion, comme celui de leur exposition (environ 45 minutes), empêchaient qu'il en soit autrement. Selon une méthode personnelle pour augmenter leur photogénie, les végétaux étaient d'ailleurs souvent trempés dans le plâtre, à la fois pour renforcer leur plasticité et contourner la moindre sensibilité du négatif à la couleur verte. Puisant harmonie et rythme dans de savants contrastes de formes et de textures, les épreuves restituent la richesse de détails obtenue par la maîtrise du négatif verre alliée à celle de la lumière, avec toute la profondeur de tons et la sensualité tactile que permet le papier albuminé. Le regard est certes avant tout celui d'un dessinateur soucieux de la tradition véhiculée par les modèles auxquels il espérait substituer ses images, de sorte que c'est dans l'exotisme et la rareté des espèces, plus que dans les compositions elles-mêmes, qu'il faut chercher l'expression d'une originalité commerciale. Mais Aubry était, à tort, confiant dans la précision mécanique du medium synonyme d'une libération possible vis-à-vis de conventions d'interprétation et d'idéalisation de plus en plus décriées -, comme dans le charme de l'imperfection naturelle de la réalité qui s'invitait dans la description, grandeur nature, des stades de floraison d'une espèce, à la limite de sa fanaison. Il reste que c'est la même puissance du cadrage isolant ou parcellisant, cette hardiesse des plans rapprochés où l'économie de moyens alterne avec la saturation d'un all over végétal, que l'on retrouve 40 ans plus tard dans les modèles du professeur Blossfeldt, avant que ce lointain confrère ne soit érigé en précurseur des avant-gardes photographiques des années 1920.