© Dmitry Baltermants
Le premier reportage professionnel du capitaine Baltermants, diplômé de la faculté de mathématique de l’Université de Moscou et professeur de mathématiques à l’Académie militaire supérieure, fut effectué à la demande des Izvestia, un des plus grands journaux soviétiques. Il s’agissait d’aller photographier l’entrée des troupes soviétiques en Ukraine occidentale. Le résultat fut tellement bon qu’on lui proposa aussitôt un poste de photographe dans ce journal, le plus sérieux et le plus influant des organes de presse soviétiques. Echanger une brillante carrière académique de mathématicien gradé contre la vie de nomade d’un photoreporter aurait paru saugrenu à pas mal de gens. Mais Baltermants fit ce choix sans aucune hésitation. L’année 1939 marque un tournant décisif dans le style imposé à la culture soviétique. Le réalisme socialiste, que le pouvoir implante dès le milieu des années 30, finit par supplanter complètement tous les autres mouvements esthétiques dans tous les domaines artistiques, y compris la photographie. Pourtant il y a peu de temps encore, on y observait divers courants tels que le pictorialisme, le modernisme et le reportage de la vie quotidienne.
Dès ses premiers reportages, Dmitri Baltermants s’inscrit parfaitement dans le cadre des nouvelles exigences de son temps. Il a cependant derrière lui la grande époque de l’avant-garde soviétique, l’époque d’Alexandre Rodtchenko, Vladimir Maïakovski, Vsevolod Meyerhold, Sergueï Eisenstein...
Dmitri Baltermants a connu de nombreux métiers : il est tour à tour compositeur à l’imprimerie du journal Izvestia, projectionniste de films, assistant d’architecte ; il assiste aussi les photographes professionnels dans leur travail. A partir de juin 1941 il est correspondant de guerre du journal Izvestia. Il photographie la défense de Moscou, les opérations militaires en Crimée, la bataille de Stalingrad. En 1943 la coquille d’un rédacteur du journal dans le titre d’une de ses photographies lui vaut d’être condamné au bataillon correctionnel. Il ne reste en vie que par miracle : c’est une blessure gravissime avec risque d’amputation de la jambe qui le « sauve ». En 1944, sorti des hôpitaux, il retourne au front, toujours comme correspondant de guerre mais non plus des
Izvestia. Cette fois il travaille pour le journal de l’armée Na razgrom vraga (Ecrasons l’ennemi). Il photographie les opérations militaires en Pologne et en Allemagne.
La plupart des photos de ses archives de guerre n’ont pu voir le jour qu’au moment du « dégel » khrouchtchévien. En particulier, sa fameuse photo Lamentation, qui le rendit célèbre dans le monde entier, ne put être publiée en URSS qu’en 1975, trente-cinq ans après qu’elle fût prise.
A son retour du front tout couvert de décorations, c’est vainement qu’il cherche du travail malgré ses milliers de négatifs et ses centaines de photos publiées. Le bataillon correctionnel – tache indélébile de sa biographie – et son origine juive au moment où la campagne de lutte contre le « cosmopolitisme » s’active, lui ferment les portes même des maisons d’éditions où son oeuvre est aimée et appréciée. Mais le poète Alexei Sourkov, rédacteur en chef de l’hebdomadaire illustré tiré à des millions d’exemplaire Ogoniok, prend le risque d’embaucher Baltermants comme photoreporter. C’est dans ce magazine que Baltermants travaille jusqu’à sa mort en 1990. A partir de 1965 il dirige le secteur photographique du magazine.
Malgré le fait qu’il commence sa carrière de photographe à l’époque où le rideau de fer s’abaisse et vient couper l’art soviétique du reste du monde, où la photographie cesse d’être un art populaire pour se mettre au service de la machine idéologique et perd même son statut d’art, Baltermants est un des rares photographes qui soit resté demandé aussi bien dans son pays qu’à l’étranger pendant presque un demi-siècle.
En Russie des millions de lecteurs d’Ogoniok découpent ses photos pour en décorer les murs de leurs tristes appartements communautaires. Quant à Baltermants, il participe à l’étranger à de nombreuses expositions internationales et fait partie de jurys de concours internationaux prestigieux , et ce à une époque où la notion même de « pays étranger » se trouvait en dehors de toute réalité physique de l’existence de l’homme soviétique, en dehors de ce que devait être sa mentalité.
Selon les critères soviétiques la carrière de Baltermants fut prestigieuse : il a beaucoup photographié, beaucoup publié, beaucoup exposé et a même eu la possibilité de travailler à l’étranger. Cependant il n’a jamais été un photographe soviétique. Ce brillant professionnel, doué d’un sens absolu de la composition (si Rodtchenko a inventé la composition en diagonale, le mathématicien Baltermants était un virtuose de l’horizontale), et d’un aristocratisme inné, cet homme qui maintenait de bonnes relations avec le pouvoir soviétique et qui ne cherchait jamais à régler des comptes avec qui que ce soit, pouvait se permettre de toujours rester un artiste cosmopolite indépendant. Il connaissait l’art de se distancer de son objet même dans ses images les plus lyriques. La plupart de ses oeuvres ne constituent pas seulement une mise en archives photographiques de l’histoire de l’URSS, mais une métaphore philosophique de son temps, tournée avant tout vers l’avenir.
Il était bon dans tous les genres : reportages photographiques de la guerre, cadres mis en scène ou partiellement mis en scène et louant le travail héroïque et les exploits de l’homme soviétique, paysages ou portraits – tout lui réussissait. Il ne dédaignait pas le photocollage et ajoutait de gros nuages lourds aux photos de la guerre pour renforcer le tragique des événements. Les photographes soviétiques usaient couramment de la retouche pour enlever les personnages rejetés par l’actualité de l’Histoire. Baltermants faisait le contraire : il avait pris le Mausolée en photo une fois pour toutes tel que viennent s’y placer les dirigeants du parti et du gouvernement lors des parades solennelles et y collait les figurines des VIP du parti en prenant bien soin d’agrandir les dimensions du leader.
Il photographiait ensuite son collage ce qui lui permettait d’obtenir « des compositions idéales » là où l’entourage de Staline semait le désordre, car chacun voulait se trouver le plus près possible du père des peuples. Une fois Staline s’aperçut que quelque chose ne collait pas sur les photos et exigea des explications. Heureusement, la situation fut résolue sans conséquences graves.
La prise en photo des hommes politiques constitue un chapitre à part dans l’oeuvre de Dmitri Baltermants. Il a eu l’occasion de photographier six secrétaires généraux : Staline, Khrouchtchev, Brejnev, Andropov, Tchernenko et Gorbatchev . Le regard qu’il jette sur les dirigeants est dénué de servilité ou de peur, d’ironie ou de compassion. Il les regarde avec les yeux d’un homme libre qui guette les instants - non pas protocolaires – mais symboliques, ceux qui révèlent la personnalité de ces maîtres de leur temps, ce qui montrent l’époque elle-même à travers ces personnages. Baltermants connaissait l’oeuvre des photographes de l’avant-garde russe, il était au courant de l’art photographique mondial, il avait eu l’occasion de rencontrer personnellement Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Marc Ribou, Joseph Kudelka et d’autres grands photographes de la deuxième moitié du XX siècle. Ce bel homme plein de force, d’intelligence, de sagesse et de courage savait créer et étoffer en virtuose les mythes de base du régime soviétique sur la vie heureuse des hommes les plus forts et les plus heureux de la planète ; mais d’autre part il démystifiait impitoyablement la réalité en mettant l’accent sur les joies et les peines universelles des hommes, celles qui ne dépendent ni des frontières géographiques ni du régime.