
MAMM (Multimedia Art Museum, Moscow) 16 Ostozhenka Str., 119034 Moscou Russie
«La plupart des projets auxquels travaillent le commissaire d’exposition et le directeur du musée voient le jour après une longue période de profonde réflexion. Cependant c’est toujours une émotion qui est à la base de tout projet. C’est tout récemment et presque par ha- sard que j’ai pris connaissance des photos de Sereguei Chestakov. Je n’oublierai jamais le choc emotionnel et existentiel, accompagné d’un étrange envoutement silencieux, que j’ai ressenti alors.
Je croyais tout connaître sur Tchernobyl, sinon tout, du moins beaucoup de choses. Tchernobyl fut un drame pour nombre de mes amis et aurait pu s’avérer dramatique aussi pour les membres de ma famille. A quelques jours de l’accident un groupe de poètes russes et ukrainiens préparait une soirée poétique au sein de la centrale nucléaire de Tchernobyl. De Kiev on nous informait en plaisantant que « tout aura lieu comme prévu à moins d’une explosion ». En fait, l’onde radioactive recouvrit une partie de ce groupe poétique. Plus tard certains eurent des enfants malades, d’autres perdirent la possibilité d’en avoir.
Pendant un quart de siècle j’ai lu tout ce qu’on pouvait trouver sur Tchernobyl, j’ai regardé tous les films et tous les reportages photographiques ou vidéo. Ces témoignages ne nous permettaient pas d’oublier, ils nous rappelaient constamment les circonstances du désastre. Les photos de Serguei Chestakov, elles, nous tournent moins vers le passé qu’elles ne nous bouleversent et nous forcent à réfléchir au futur.
Chaque épreuve de Serguei Chestakov est une métaphore stridente composée de détails et de tous petits détails. Le projet dans son ensemble constitue une profonde généralisation artistique dont l’appel retentit avec une force particulière aujourd’hui, après le désastre ja- ponais. Ces nouvelles circonstances donnent également une sonorité toute nouvelle au titre de la série Voyage dans le futur, emprunté à un des livres d’enfant abandonné à jamais dans la zone évacuée. Le projet de Serguei Chestakov ne cherche pas tant à montrer combien il est difficile de prendre la mesure des risques liés à l’existence et à la construction de centrales nucléaires qu’à soulever la question de la responsabilité des humains pour toutes les réalisations de la civilisation. Car c’est le propre des technologies, quelles qu’elles soient, d’échapper à notre contrôle.
De tout temps les artistes ont exploité le thème de l’Apocalypse. Voyage dans le futur de Serguei Chestakov est une expérience de plus. En ce début du XXIe siècle, orienté à l’extrême vers la modernisation, l’innovation, les nouvelles technologies, elle peut être entendue comme un avertissement.
Dans ce projet sur Tchernobyl, Serguei Chestakov est arrivé à articuler avec une netteté extrême son message artistique. » ---- Olga Sviblova.
Sergey Shestakov. De la série «Walk to the future». 2010-2011.
«Tchernobyl ... Le nom de cette ville est depuis longtemps de- venu le symbole d’une tragédie humaine incommensurable. Pourtant notre mémoire est ainsi faite qu’avec le temps les détails s’effacent, les sensations s’estompent, perdent leur acuité et le passé devient vague, brumeux comme si quelqu’un s’amusait à brouiller la mise au point dans l’objectif de l’Histoire. C’est ce qui arriva avec Tchernobyl, lieu tristement célèbre dans le monde entier. En ce quart de siècle écoulé depuis la catastrophe à la centrale nucléaire de Tchernobyl dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, nous en sommes venus à considérer qu’il s’était agi d’un concours de circonstances exceptionnel bien que terrible qui ne se répétera jamais plus. Tout bascula le 11 mars 2011 lorsqu’une énorme vague de dix mètres de haut, causée par un tremblement de terre d’une force jamais vue à proximité des côtes du Japon vint endommager la centrale nucléaire de Fukushima-1.
Lorsque je me préparais en octobre 2010 à me rendre dans la zone interdite de 30 km autour de la centrale de Tchernobyl, je ne pouvais supposer que les photos prises là-bas feraient l’objet d’une exposition séparée et encore moins d’un livre. Cette prise de vues ne devait être que la première étape d’ un vaste projet-réflexion photographique sur le thème du destin de l’humanité que je prévoyais de terminer en 2012 ; c’est par hasard que je choisis Pripiat. Tout ce que j’y vis me retourna complètement. Nous marchions, mon guide et moi, à travers une ville absolument déserte et je n’arrivais pas à me débarrasser de la sensation que d’un instant à l’autre retentirait le bruit d’une voiture passant dans la rue, que j’entendrai les rires d’enfants jouant dans la cour ou verrai passer une maman avec son landau... Mais seul un silence absolu nous entourait que même les oiseaux ne venaient rompre de leur chant. A mesure que nous nous déplacions dans la ville, entrant dans divers édifices, notre sentiment de l’irréalité de ce qui nous entourait ne faisait que s’amplifier. Ce sentiment d’irréél provenait non pas du fait que nous nous trouvions dans ce qui ne pouvait pas exister mais du fait que cela NE DEVAIT PAS exister !
Les villes et les cités n’ont pas le droit d’être désertes et abandonnées, la nature qui nous environne n’a pas le droit d’être contaminée, les hommes ne doivent pas s’occuper à se détruire eux- mêmes !
Un mois plus tard je revenais à Tchernobyl et décidais de rester pour y passer la nuit et mieux comprendre la souffrance de ceux qui avaient habité ici jadis et avaient dû quitter leur maison à jamais. C’est probablement à ce sentiment que mes photos doivent leur charge émotionnelle
Après les événements à la centrale nucléaire japonaise, les réminiscences qui suivirent et les comparaisons avec l’accident so- viétique de Tchernobyl, j’eus envie de faire une exposition séparée et publier un vrai livre pour qu’au moment où le monde entier a les yeux fixés sur le drame du Pays du soleil levant, tous se posent la question de savoir où nous allons.
L’idée du nom m’est venue lorsque je vis sur les rayon-nages d’un jardin d’enfants de Pripiat le livre à moitié désagrégé de Zoia Voskressenskaïa Voyage dans le futur. Je me suis contenté d’ajouter le sous-titre Premier arrêt, parce que Tchernobyl n’en est pas le terminus. Les humains qui aujourd’hui déjà descendent au deuxième arrêt doivent décider de la direction à suivre, de la ligne de métro vitale à emprunter pour poursuivre leur voyage.
Notre futur est entre nos mains... » ------- Serguei Chestakov, photographe.