© Beth Dow, Coaster
Par une magie dont elle a le secret, cette photographe conjugue sujet et temporalité pour nous permettre de voyager dans le temps et de sauter à pieds joints dans le questionnement de notre époque. Ainsi, nous voyons le monde se révéler et nos cultures s’enraciner dans un académisme photographique. Sa poésie et sa technique rendent hommage, de manière subversive, aux maîtres qui l’ont précédée.
Beth Dow cite le « génie du lieu », hommage à Michel Butor dont elle ne doit pas ignorer les textes de 1956. Ce qui attire les hommes dans un lieu, ce qu’ils en font, allant même parfois jusqu’à y recomposer un paradis sur terre où à projeter leurs phantasmes de brique et de plâtre, c’est le cheminement que nous prenons avec la photographe comme guide. Dans un ordre chronologique improbable, car tout se mélange avec elle, nous ouvrons la grille de ses jardins aux allures de parc !
Sans prétention aucune, elle rend hommage à l’authenticité des sites et témoigne d’une époque ancienne. Mais, aussitôt, le temps disparait car la durée n’a aucun sens. Cette nature domestiquée, maîtrisée par des générations de jardiniers, nous apparaît fidèle au dessein du créateur, conservée dans le respect de ses dernières volontés. Les siècles ont passé, depuis boutures et semis, mais rien n’a changé. Nous sommes face à la gravure du projet. Du côté de l’Angleterre ou de l’Italie, les charmilles rivalisent d’agilité, un mur de brique clôt le labyrinthe des buis, le fusain préside au centre de la pelouse.
© Beth Dow, Yew, Hinton Ampner
Dans cette suite, Beth Dow s’attache à une mission de conservation et brille dans l’exercice d’admiration. Elle nous entraîne aux confins de la spiritualité qui inspirait l’architecte des lieux. La composition rigoureuse s’affirme souvent dans une parfaite symétrie, la lumière qui vient du fond ajoute à la profondeur de l’image. Nous sommes en parfait classicisme. Née à Minneapolis (Minnesota) en 1965, l’Américaine excelle dans l’exercice de la tradition européenne du XIXème siècle. Le jardin qu’elle nous ouvre est un art du vivant. Ses photographies, tirées au platine-palladium sur grand papier d’Arche, les subliment et les immortalisent.
Mais les images se brouillent, la brume du temps nous transpose à notre époque. Les ruines grecques et romaines ne sont plus en Europe. Ces « Chefs-d'œuvre en péril » masquent une plus grande ruine encore : celle de notre modernité. Les baraques foraines et autres restaurants rapides se sont parés des habits de l’antique. Colonnes doriques, chapiteaux, triglyphes, métopes, frises, cannelures et listels de ciment ont la gueule de bois dans une odeur de frite. Des montagnes russes en fond de scène, la boutique à pizza veut prendre des allures de Parthénon. Mais la tromperie est démasquée, l’image est forte. La nature ne s’y est pas trompée. Les tornades ont soufflé ces vestiges usurpateurs d’identité.
Le cheval de Troie attend le départ de sa course entre les poteaux électriques. Pourra-t-il sauter la haie des lignes haute-tension ? Cheval de bois, il s’apparente plus au logiciel générateur de virus informatiques qu’au traquenard que nous chanta Homère dans l’Odyssée. Truc et ruse de commerce ! Mais nous ne sommes pas dupes et la guerre de Troie n’aura pas lieu. En 1935, pressentant un prochain drame, Jean Giraudoux nous avertissait : la bêtise des hommes ! Beth Dow lui emboîte le pas et nous rappelle le dérapage dont nous sommes, à la fois, fauteur, spectateur et victime.
Il eût été facile d’ajouter au trouble et au vulgaire de ces bâtiments insolites et prétentieux en utilisant la couleur. Mais Beth Dow garde son sujet à distance pour nous donner autant à penser qu’à voir. Les images de facture classique se révèlent éminemment subversives, tant sur le fond que pour la forme et leur procédé. Photographier l’échouage avec un simple appareil, comme une touriste. Puis, développer le négatif, le scanner et l’agrandir, poser un titre à sa base avant de l’imprimer en grand format : l’argentique et le numérique réconciliés. Mais ce n’est pas tout, ce grand négatif permet le tirage par contact de l’épreuve au platine palladium. Ainsi, la conjugaison de trois siècles de technique photographique permettront à l’image de durer plus longtemps que les fausses ruines de briques et de plâtre. Ironie du sort et de l’artiste !
L’utilisation du patrimoine comme sujet et comme procédé rend hommage aux maîtres photographes et graveurs. Ils ne sont pas trahis par ce travail et auraient pu reconnaître l’artiste comme l’une d’entre eux. La jeune Américaine aurait, alors, volontiers accompagné E. Baldus, H. Bayard, H. Le Secq, G. le Gray dans la Mission héliographique de 1851 commandée par Prosper Mérimée. Ce vaste programme qui enregistra les sites et monuments remarquables a inspiré l’Inventaire général et de nombreuses missions photographiques comme celle de Beth Dow aujourd’hui.
En mélangeant les époques, le trouble surgit. L’apparence des choses et le sens qu’on leur donne varient avec le temps et le contexte. Du jardin éternel à l’artifice commercial, le décalage est un art subtil. Cette démarche originale fait cohabiter le vrai et le faux dans le Panthéon photographique de Beth Dow. Ses œuvres, primées à de nombreuses reprises, sont exposées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Japon et en Chine. La beauté classique de ses Vestiges nous piège pour nous inciter à réfléchir sur notre patrimoine et le chemin de notre avenir. Que deviendront les colonnes doriques et les charmilles anglaises ?
Olivier Delhoume - Genève, février 2011