Beth Dow, Le bain révélateur du paysage. Beth Dow photographie ce qui la déconcerte.
Son regard révèle le caractère incongru des espaces qu’elle saisit. Par les gradations subtiles du noir et blanc, l’Américaine façonne l’étrangeté de ses images. Avec des lignes de force puissantes, des axes précis, elle modèle ses compositions et enserre sa subtile ironie dans les rouages huilés d’une géométrie implacable. Son ironie active la balance juste de ses images, leur donne une saveur profonde, une continuité mystérieuse. Elle permet à la perception indécise d’aller plus loin, de développer des lignes de fuite intérieures. D’une terrasse de jardin, d’un simple jet d’eau, d’un tronc d’arbre suspendu dans les airs en équilibre instable, elle saisit une étrangeté qui laisse rêveur, qui se diffuse. Passionnée par l’architecture vernaculaire, elle s’inspire des ruines pittoresques de Le Lorrain (XVIIe siècle), mais aussi des photographes du XIXe siècle - Sommer, Francis Frith et Felix Bonls de l’ère victorienne, pour réaliser des clichés, des images épurées d’une grande sobriété à la facture classique.
Des environs de Minneapolis, son lieu de résidence, elle photographie les fausses ruines, les citations atrophiées et décomplexées des monuments historiques. Ainsi du Colysée associé à l’enseigne « pizza » ou de la Maison Blanche recontextualisée dans une ruelle anonyme. Le tirage au platine-palladium confère à ses images une patine d’un autre siècle. Son pseudo-classicisme finit toujours par déraper vers le sarcasme. Incrustés de métaux nobles à même les fibres du papier, ses platino-palladiotypes outrepassent en précision les clichés du fondateur de la Straight photography, Walker Evans dont on sent ici l’intense prégnance. « Une pureté, une rigueur, une simplicité, une immédiateté, une clarté qui s’obtiennent par une absence de prétention à l’art, dans une conscience aigüe du monde », écrit Walker Evans (1) au sujet de son « complexe orchestral » (2). Une expression de son ami Agee qui sied bien aux clichés de Beth Dow.
Par sa géométrie épurée, ses harmoniques secrètes, la tactilité de son regard, Beth Dow rejoint le regard chirurgical et sensuel d’un Walker Evans. Dans sa série Ruins, Beth Dow documente les signes iconiques porteurs des idéologies en présence. La photographe traque cette manière de mettre en scène des fausses ruines, ce complexe de ne pas posséder d’Histoire, de copier-coller les monuments d’Europe, de s’inventer une identité au travers d’une mémoire illusoire. Les paysages américains font se chevaucher un feuilleté de strates temporelles confuses, liée à la nostalgie d’une fausse perte. Beth Dow fait le constat de ces préfabriqués de nostalgie, de ce réservoir de kitsch monumental. Elle rejoint en cela le maître du Straight seeing. Comme lui elle semble croire que « Le document à la longue prouvera son intelligence ».
On imagine un temps d’exposition élevée, une captation soigneuse à la chambre. Il n’en est rien. L’Américaine utilise un banal appareil photographique. Elle guette l’instant fugace des espaces désertés. Elle doit aller vite. Ses paysages achroniques ne supportent pas le bruit de la foule et repoussent hors du cadre les badauds. Comme le groupe f/64 - Ansel Adams, Edward Weston, Sonyoa Noskowiak, Willard Van Dyke, Imogen Conningham, eux-mêmes influencés par Paul Strand – Beth Dow utilise une focale de faible ouverture pour générer une grande profondeur de champ et obtenir cette quantité de détails, cette définition encore accrue par le procédé au platine-palladium. Ses clichés offrent une vision hallucinée de l’Amérique du Nord et de ses travers factices. Beth Dow baigne dans une iconographie postmoderne qui mixe les époques. Trois siècles, le XIXe, le XXe et le XXIe s’infiltrent dans les fibres de ses tirages pérennes. Dans la tradition des nouveaux topographes [The New Topographics] initiés en 1975 par Jenkins et Ed Ruscha, elle combine une esthétique de la neutralité, des sujets vernaculaires, et cultive un sens profond de l’ironie avec une rigueur plastique implacable.
Katia Feltrin, Connaissance des arts (spécial Photo). (1) Walker Evans at Work, NY, Harper &row, 1982, p. 238 (2) « complexe orchestral » dixit le meilleur ami de Walker Evans, l’écrivain James Agee dans Let’s now praise Famous men (1941), leur livre commun.
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