Théâtre du Crochetan rue du Théâtre 6 1870 Monthey Suisse
De la fascination pour les formes pures à la sacralisation contemporaine, des manipulations des avant-gardes à l’émerveillement devant l’anodin, l’objet traverse toute l’histoire du médium. D’Eugène Atget1, à Walker Evans en passant par le Baron Adolph de Meyer2, Alfred Stieglitz, François Kollar, Germaine Krull, Josef Sudek3, André Kertész4, László Moholy-Nagy5, Man Ray, Brassaï… les objets n’ont cessé d’inspirer les photographes, qu’ils les aient copiés littéralement ou y aient imprimé de subtiles métamorphoses au service d’une esthétique définie. Les photographes se font archéologues, historiens, reporters, flâneurs, poètes pour arracher au monde réel une matière riche et nouvelle.
Désireux de révéler la richesse cachée d’objets apparemment humbles, Alain de Kalbermatten porte une attention particulière aux rebuts qui peuplent le territoire et parvient à sublimer les choses les plus banales depuis plus d’une vingtaine d’années. Empruntant routes et sentiers, arpentant décharges, chantiers, maisons incendiées et hôtels désaffectés, il affûte ses sens en fonction de ces rencontres, sans idée prédéfinie, en quête d’éléments simples, de « petits riens », d’objets mineurs comme il les nomme : amas de câbles enchevêtrés, fonds de bidons rouillés, disjoncteurs court-circuités, regards d’égout posés contre un mur, fragments de marbre emprisonnés sous une membrane en plastique, affiches lacérées… Attiré par la poésie d’un lieu, d’une forme, d’une lumière, Alain de Kalbermatten se laisse absorber par ce qu’il voit, sans éprouver le besoin d’interpréter, préférant strictement regarder afin de saisir la quintessence des éléments. Les détails et les couleurs les plus subtils des matériaux bruts glanés lors de ses errances captent son regard contemplatif. En immortalisant ces objets mis à l’écart, il leur confère une seconde vie ; ils paraissent alors dignes dans leur vulnérabilité, dans la fragilité de leur beauté surannée. Lors de sa visite de l’atelier du sculpteur Edouard Faro, au printemps dernier, Alain de Kalbermatten réalise une magnifique série d’images en hommage à l’artiste. C’est son espace de travail qu’il choisit de photographier, même s’il admire véritablement les teintes profondes, les formes pures, les surfaces polies ou rugueuses de ses sculptures à la fois brutes et élaborées qui témoignent de sa sensibilité peu commune aux diverses essences de bois. L’adéquation entre la réceptivité du photographe et l’univers insolite de l’artiste est évidente. La corneille apprivoisée du sculpteur, son inénarrable assistant hindou, son aménagement disparate harmonieusement agencé, ses masques africains délicatement posés au milieu de containers industriels aux couleurs pastel et ses épaisses tentures en peau de mouton participent de l’alchimie de la rencontre. Avec toute l’acuité et la fraîcheur de son regard, Alain de Kalbermatten capte d’énormes tuyaux sombres enroulés semblables à un rouleau de réglisse, la structure géométrique d’un petit escalier en métal rouillé, la simplicité graphique d’une brouette abandonnée au pied d’un tronc d’arbre massif dépourvu d’écorce, une treille de fortune formée de quelques cordes tendues grossièrement nouées sur une planche de bois jaune et deux fragments colorés de bennes à ciment. Ces composants modestes mais chargés de l’histoire du sculpteur accèdent sous l’objectif du photographe au rang d’œuvres uniques. Alain de Kalbermatten n’hésite pas à morceler tel un puzzle l’atelier appréhendé comme une gigantesque nature morte digne d’intérêt dans son détail. S’il ne montre pas l’ensemble de l’espace, mais en isole des fragments, il utilise surtout son objectif pour s’approcher au plus près des objets, des matières, des textures, des formes, des couleurs et des lumières. Isolés sans cadre, sans ombre portée, leurs contours se découpent nettement, alors qu’ils semblent émerger de nulle part. Lignes, sinuosités, contrastes inspirent ces images qui oscillent entre matériel et immatériel. L’infiniment grand et l’infiniment petit se confondent dans une étrange osmose où aucun repère n’a sa place. Le plan rapproché extrait les objets de la réalité et favorise ainsi l’imagination du spectateur qui, au fil de ses divagations, peut se laisser absorber par une tache, une lézarde ou une surface écaillée. Cadrés au plus près comme autant de portraits atypiques, ces éléments architecturés dégagent une aura poétique et onirique. Par leur présence hiératique et leur puissant volume, ils se muent en totems modernes, enboucliers tribaux.
La prise de vue selon la même focale, le même éclairage et le même angle frontal unifient les sujets. L’équilibre admirable de la composition découle de la récurrence des formes carrées et circulaires. Les deux motifs dialoguent à un rythme régulier. Par leur large base et la régularité de leur structure, les plaques métalliques carrées symbolisent stabilité et solidité. Représentant un tout fini, complet et autonome, cerné par sa propre limite, le cercle évoque quant à lui les astres et inspire de fait l’universalité. Séduit par sa forme parfaite, Alain de Kalbermatten se met à en explorer les différentes possibilités dynamiques et spatiales. La rotondité des masques africains fait écho à la lune opalescente peinte sur le glacis chocolat d’une des plaques métalliques, qui s’apparente alors à un cuir épais et bien lustré. Le photographe - épris de perceptions visuelles - étudie également le motif dynamique de la « cible » en focalisant sur les cercles concentriques des tuyaux de caoutchouc enroulés. Leur mouvement tourbillonnant resserre la composition en un unique point de fuite et conduit le regard du spectateur vers le centre de l’image. Ces formes circulaires ressemblent ainsi à des viseurs qui invitent le public à pénétrer au cœur de la matière. L’œil éprouve alors émotion et plaisir sensuel face à ces strates accumulées, granulées et striées, à la lisière ou au cœur des masses géométriques colorées. En effet, sous l’appareil photo, le métal, le bois… deviennent, ici, épiderme mouvant, accidenté, couvert d’écailles diaprées. Réceptif aux matériaux qui lui sont proches et à leurs états contrastés, l’artiste allie vide/plein, poli/corrodé, souple/rigide, et valorise l’infinie variété des textures : stratifiées, lamellées, striées, filamenteuses, rainurées, sédimentées, fissurées, martelées, brûlées, rouillées, scarifiées…. Ainsi déclinée sous ses multiples aspects, la matière vibre, prend vie. A l’équilibre formel et structurel s’ajoute l’harmonie chromatique favorisant la circulation du regard ; les reflets froids et métalliques des tons anthracite contrastent avec les teintes chaudes des métaux mordorés rongés par l’oxydation. Sous l’infime couche de ciment qui recouvre une benne, palpitent, prisonnières, des lueurs roses, orangées et rouille, comme issues d’un magma originel. L’inépuisable diversité des nuances qui percent irradie le solide. Cette série consacrée à la perception et la saisie du réel - thème fondamental de la photographie -, renouvelle notre regard sur la présence des choses et réaffirme la maîtrise de la composition qui caractérise le style d’Alain de Kalbermatten. Il montre qu’il est toujours possible de porter une vision différente sur notre environnement et que la poésie et la magie naturelles sont présentes même au sein des éléments les plus ordinaires. Devant son objectif1, l’immobilité de ces vanités modernes, ces natures mortes sculptées par le mouvement du temps et de la lumière imposent le respect et témoignent par leur altération de la profondeur des âges. Subrepticement, le passé se loge dans ces objets de la vie quotidienne, dans les sensations qu’ils éveillent, auxquelles ils servent de supports mnésiques. Ces photographies suggèrent ainsi combien une couleur, une forme, une matière sont des éléments essentiels qui renvoient l’individu aux jalons de son histoire passée en réactualisant ses émotions enfouies2.
Julia Hountou
Historienne de l’art / Pensionnaire à la Villa Médicis en 2009-2010
1 Eugène Atget, Porte d’Italie : zoniers [13ème arr], 1913. N ° Atget : 398. Photographie positive sur papier albuminé d'après négatif sur verre au gélatinobromure ; 16,9 x 21,8 cm (épr.) Bibliothèque Nationale de France, Département des Estampes et de la Photographie.
2 Still Life, 1908. Héliogravure parue dans Camera Work, n° 24, 1908. 19,2 x 15,5 cm. Bibliothèque Nationale de France, Département des Estampes et de la Photographie.
3 Josef Sudek (Tchécoslovaquie 1896-1976) Membre du Club des photographes amateurs, il étudie le graphisme à Prague en 1922. Sudek ouvre son propre studio en 1928, il fréquente de nombreux artistes d’avant-garde. Une partie de son œuvre est axée sur une recherche surréaliste appliquée à la nature morte. Ex : Nature morte au verre, 1950 (négatif) 1954 (tirage), Tirage argentique avec léger virage, Bibliothèque Nationale de France, Département des Estampes et de la Photographie)
4 Le Hongrois André Kertész photographie dans les années 1920 des objets simples, soulignant ainsi l’importance du choix du photographe et le double message que porte l’image, à la fois chose banale et somme de lignes recherchant un effet esthétique.
5 Le Hongrois László Moholy-Nagy. Membre du Bauhaus, réalise des « photogrammes » (tirages directs obtenus en posant des objets sur du papier photographique) et associe la photographie à la typographie pour produire des textes d'une lecture plus attractive.
6 Alain de Kalbermatten travaille à l’argentique. L’essentiel de la photographie se fait à la prise de vue.
7 Ces couleurs ou ces matières qui éveillent des souvenirs font penser à ce roman de Marcel Proust dans lequel il décrit ses impressions en dégustant une madeleine, cette petite pâtisserie moelleuse à mi-chemin entre le gâteau et le biscuit. Cela fait remonter en lui toutes les émotions de son enfance. « (…) je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. (…) D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, Gallimard, Paris, 1913, p. 45)