Ce n’est pas la première exposition en France de l’artiste italienne puisqu’on a pu la découvrir à plusieurs reprises notamment à Paris, au Centre Georges-Pompidou, Mnam (dès 1981 et actuellement dans « elles@centrepompidou »), à la Bibliothèque Nationale de France en 1991, et, prochainement, à la Maison Européenne de la Photographie dans le cadre de l’exposition collective « Extrêmes ».
L’oeuvre de Rossella Bellusci est, depuis ses débuts en 1980, centrée sur la confrontation entre le corps (d’abord l’autoportrait, puis des nus masculins), les objets (des natures mortes, dans la seconde moitié des années 1980) et la lumière : confrontation tourmentée qui, peu à peu, laisse tout l’espace à la lumière elle-même et à sa toute-puissance.
Depuis 1990, en effet, l’artiste réalise d’étonnantes photographies qui imposent au spectateur leur blancheur presque absolue. Devant elles, on plisse les yeux à la recherche de leur objet, éblouis par le halo de lumière qui les envahit. C’est la blancheur souveraine d’une lumière intense et vibrante, une lumière qui, comme celle de la Calabre natale de l’artiste, dévore les objets et les personnes qu’elle est censée éclairer.
Ces images, implacables et magistrales, imposent une épreuve au regard dont l’objet se dérobe douloureusement.
La lumière, qui est le médium de toute photographie, est
ici l’instrument de la quasi-destruction de l’image. De fait, la blancheur a englouti l’ensemble des couleurs, la diversité des formes, la densité des matières.
Accaparante, la lumière laisse toutefois échapper des formes flottantes et sans attaches, comme une concession accordée au regard : par exemple une silhouette humaine, le contour d’un objet, ou bien encore l’arrondi d’un visage. Parmi ces apparitions, telles des ombres surgissant dans le brouillard, les plus consistantes sont grises, les autres se réduisent à des traits blancs, plus clairs encore que la lumière qui les entoure, coupants comme un bris de glace.
L’exposition proposée par la galerie Taïss comporte quatre séries dont la succession permet de percevoir le drame qui se joue entre l’objet et la lumière ainsi que la montée en puissance de celle-ci. Dans « Fluorescenze » (2008), c’est l’objet qui, faisant obstacle accidentellement au parcours de la lumière, la contraint à se retourner sur elle-même et à se mettre à vibrer intensément. Les « Lignes-portraits » (1990) accordent une place centrale à la lumière dont les rayons viennent éblouir l’objectif lui-même. C’est elle, alors, qui se constitue comme obstacle. Elle est plus vive encore dans « Uomo diafano » (2008), où un personnage est rayé horizontalement et verticalement par la lumière. Enfin, la série « Contro-forma » (2009), encore inédite, laisse transparaître les contours d’un carré : placée tout près de l’objectif, la lumière est au maximum de son intensité et de son pouvoir d’aveuglement.
Dans les oeuvres de Bellusci, la lumière est l’unique matière, à la fois impalpable et irréductible. Ces photographies font toucher à l’étrangeté du réel dans la mesure où la lumière, moyen de la vision, dévoile ici toute l’étendue de son rôle : elle est source de vie et de mort, laissant vaciller les formes sur le fil entre l’évanouissement et la naissance.
Ces images imposent une triple lecture. Celle-ci est d’abord physique et technique : elles révèlent, en l’exaltant et en l’exacerbant, le rôle central de la lumière dans le procédé photographique et dans la vision. Elle est aussi psychologique : on y lit le drame qui se joue entre la lumière et le regard — le regard faiblit face à la lumière ou tient bon, accordant à sa guise une interprétation et un sens à l’objet, le dévorant ou lui donnant vie. On y verra volontiers, enfin, une signification philosophique et métaphysique : cette lumière, comme celle dans laquelle baignent les « Idées » platoniciennes, est le lieu où se tient l’énigme de l’être. Le regard est libre de la déchiffrer ou de la maintenir dans la beauté de son mystère.
Anne Malherbe