La photographie s’apparente pour moi à une traversée du Styx, à un constant aller-retour entre ses deux rives. Elle ouvre à un monde étrange, à la fois au passé et au présent, à mi-chemin de la trace qui s’efface et du signe qui perdure. Elle me donne à vivre l’expérience d’Orphée. Remontant des enfers avec Eurydice, Orphée la perd définitivement en se retournant pour la regarder. La saisissant en une image où elle disparaît, il ne peut que tendre vainement la main pour la retenir. Regard qui vient à la fois ruiner l’expérience et lui donner son sens. Retournement sur ce qui, en l’image comme en nous-mêmes, au loin, du fond de l’absence, nous regarde.
En d’autres termes, la photographie me semble tendue entre deux pôles. D’une part, une fonction d’empreinte : dimension de la présence imaginaire, dans laquelle la perte est déniée, où l’image s’apparente à une relique, qui préserverait un reste, comme un prélèvement par contact de ce qui a été photographié, dimension tactile du regard, sensible au velouté du grain, lui-même semblable à celui d’une peau. D’autre part, une fonction d’écriture : dimension dans laquelle l’absence est symbolisée, où il y a bien coupure et perte entre ce qui est photographié et son image, où celle-ci est semblable à un signe (le graphie de photographie). C’est très exactement dans le passage de l’empreinte à l’écriture que se situe mon travail.
Photographier est pour moi affaire d’expérience. Expérience sensible et subjective du monde et des images. Expérience spirituelle, si l’on veut bien ôter toute connotation idéaliste à ce mot, et l’entendre au sens que lui donnait Michel Foucault, d’une expérience qui concerne et transforme le sujet.
En son absence
En 2005, ma grand-mère est tombée malade. La sachant à la fin de sa vie, j’ai voulu faire une dernière chose avec elle. Je lui ai proposé de l’accompagner à Lourdes, où elle avait fait le vœu d’aller en pèlerinage. Mais elle est morte avant la date fixée pour cela. J’ai alors décidé d’aller à Lourdes, pour elle, avec mon appareil photo.
Avant même mon premier séjour à Lourdes, j’avais une intuition précise de ce que je voulais photographier et qui allait m’interpeller dans les Sanctuaires : la dimension de ce qui traverse les êtres et fait lien, l’appel et la tension vers un au-delà de soi-même. Je pressentais que cette tension, ce mouvement seraient particulièrement visibles à la Grotte, dans les mouvements des corps, les expressions des visages, les gestes de la main.
Mais je ne m’attendais pas à la désorientation que j’allais éprouver face à l’intensité de l’expérience vécue en ce lieu, à ce pêle-mêle de souffrance et d’espérance, de détresse et de joie, de ferveur réelle et de démonstration de piété. Ni au malaise qui allait me saisir à chaque séjour à Lourdes, à la difficulté à trouver une place et une distance justes pour photographier les pèlerins, la bonne approche des personnes et de quelque chose qui m’est étranger et pourtant me touche profondément.
La croyance affirme une présence, un au-delà, promet la résurrection des corps. Pour moi qui suis sans religion, ce qui n’est plus disparaît, et s’il en persiste quelque chose, c’est ici bas. L’absence est nécessaire, il ne s’agit pas de la combler, mais de la traverser, la faire sienne. Le manque, le vide intérieur se font alors espace de liberté. Espace qui permet le mouvement, que la vie, le désir circulent.
Parution du livre En son absence - Juillet 2010 aux Editions Séguier - Postface de Christian Caujolle (critique, commissaire d’expositions, écrivain, fondateur de la galerie et de l’agence VU)
Michaël Duperrin présentera le livre En son absence lors de la Nuit de la photographie contemporaine le 28 Juin de 14h à 19h, place Saint Sulpice, Paris 06 - M° Saint Sulpice
Soirée de lancement du livre le mardi 29 Juin à partir de 19h à IMMIX Galerie, Espace Jemmapes, 116 quai de Jemmapes, Paris 10 – M° République Gare de l’Est.
Expositions de En son absence : La série a été exposé à la Galerie IMMIX (Paris, octobre 2009), lors du Festival MAP10 (Toulouse. Mai 2010).
Elle sera prochainement à la Minoterie, Espace d’art contemporain, (Nay 65 de Septembre 2010).
D’autres expositions sont en préparation pour 2011 - 2012