Andata.ritorno : laboratoire d'art contemporain 37, rue du Stand CH-1204 Genève Suisse
Le joueur d’échecs Mais n’est ce pas injurieusement de l’appeler un jeu. N’est ce pas aussi une science, un art, ou quelque chose qui est suspendu entre l’un et l’autre, comme le cerceuil de Mahomet entre ciel et terre ? L’origine du jeu d’échecs se perds dans la nuit des temps, et cependant il est nouveau ; sa marche est mécanique, mais elle n’a de résultat que grâce à l’imagination du joueur ; il est étroitement limité dans un espace géométrique fixe, et pourtant ses combinaisons sont illimitées. Il poursuit un développement continuel, mais il reste stérile. C’est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n’établit rien, un art qui ne laisse pas d’œuvre, une architecture sans matière, et il a prouvé néanmoins qu’il est plus durable à sa manière que les livres ou que tout autre monument, ce jeu unique qui appartient à tous les peuples et à tous les temps, et dont personne ne sait quel dieu en fit don à la terre pour tuer l’ennui, pour aiguiser l’esprit et stimuler l’âme. Où commence t- il ?où finit–il ? Un enfant peut en apprendre les règles, un ignorant s’y essayer et y acquérir une maitrise d’un genre unique, s’il a reçu ce don spécial. La patience et la technique s’y Joignent à une vue pénétrante des choses, pour faire des trouvailles comme on fait en mathématique, en poésie, en musique . Je comprenais en principe qu’un jeu si particulier, si génial, pût susciter des matadors, mais comment concevoir la vie d’une intelligence tout entière réduite à cet étroit parcours, uniquement occupé à faire avancer et reculer trentre deux pièces sur des carreaux noirs et blancs, engageant dans ce va-et vient toute la gloire de sa vie ! Comment s’imaginer un homme qui considère comme un exploit le fait d’ouvrir le jeu avec le cavalier plutôt qu’avec un autre pion, et qui inscrit sa pauvre petit part d’immortalité au coin d’un livre consacré aux échecs. Comment se figurer enfin un homme, un homme doué d’intelligence, qui puisse, sans devenir fou, et pendant dix, vingt, trente, quarante ans tendre de toute la force de sa pensée vers ce but ridicule : acculé un roi dans l’angle d’une planchette ! Stefan Zweig