Fondation Henri Cartier-Bresson 2, impasse Lebouis 75014 Paris France
Le mot de la rédaction : Avec Les Petits Métiers, Irving Penn se fait rencontrer la démarche documentaire d'Eugène Atget ("Les Petits Métiers de Paris"), d'August Sander ("L’homme du XXe siècle") et l'esthétique de la photo de mode. Sa série, aux confluents des deux mondes, reprend le systématisme du premier, sa volonté de rendre la société et ses acteurs lisibles aux contemporains, tout en magnifiant ses modèles par une mise en scène dépouillée et des tirages exceptionnels dans leur profondeur et leurs contrastes. Selon les mots d'Anne Lacoste, commissaire de l'exposition, "Penn réalisait en même temps Les Petits Métiers, un projet personnel, et ses photographies pour Vogue, qui le faisaient vivre. Dans l'escalier de son studio se croisaient plombiers, chiffonniers et mannequins de haute couture...". Un univers de détails et d'élégance à découvrir dès le 5 mai à la Fondation Cartier-Bresson.
Eloigner les modèles de leur environnement naturel et les installer dans un studio face à l’objectif, n’avaient pas seulement pour but de les isoler, cela les transformait.
Irving Penn, Worlds in a small room, 1974
La Fondation Henri Cartier-Bresson rend hommage à l’un des maîtres de la photographie du XXème siècle récemment disparu, Irving Penn, en exposant du 5 mai au 25 juillet 2010 les Petits métiers.
Né en 1917, photographe de mode notamment pour Vogue, Penn a photographié au début des années cinquante les petits métiers à Paris, Londres et New York. Admirateur du travail du français Eugène Atget, il a également pris en compte le vaste projet de l’allemand August Sander : L’homme du XXe siècle.
Cette présentation comporte d’une centaine de tirages jamais montrés à Paris, empruntés au J. Paul Getty Museum, qui a acquis en 2008, sous forme de donation partielle, le premier ensemble de cette série sélectionné par Irving Penn lui-même. Les petits métiers ont une importance toute particulière pour Penn qui a travaillé sur les négatifs à plusieurs reprises. Les premiers tirages réalisés au début des années cinquante sont des épreuves gélatino-argentiques. Dans les années soixante- dix, Penn a retravaillé ces mêmes négatifs afin d’obtenir une autre série composée de tirages au platine.
Né en 1917, Irving Penn a révolutionné la photographie dans une quête de l’autre sans pareil. A l’instar de Cartier-Bresson, qu’il citait parmi ses influences, il s’oriente d’abord vers la peinture et le dessin. Après avoir étudié le graphisme auprès d’Alexey Brodovitch à Philadelphie, il débute sa carrière en 1943 avec sa première couverture pour le Vogue américain. Ses images se définissent par une élégante simplicité et une rigueur méticuleuse, devenues les caractéristiques de son approche intime du monde « dans une petite pièce ». Selon « son arbre des influences »*, Morandi, Léger et Matisse sont les racines alors que Brodovitch et Liberman forment le tronc solide de sa carrière. Dans les ramifications, on voit également Sander, Cameron ou Nadar. En quelques années seulement, Irving Penn va inventer sa lumière dans un souci d’authenticité avec une rangée d’ampoules au tungstène, un fond avec une toile neutre et des techniques de tirage. Il va également se confronter à des sujets académiques comme le nu ou la nature morte. Entre deux séances photo pour Vogue, il va photographier les plus grands ; actrices, écrivains, mannequins (Picasso, Colette, Marlène Dietrich...). Décédé en 2009, cet homme secret, d’une grande liberté, a imposé pendant plus de soixante ans une nouvelle façon de voir, d’une énergie incomparable. Les photographies d’Irving Penn sont exposées dans les plus grands musées et font partie de collections majeures aux Etats-Unis et en Europe.
Les Petits Métiers (Small Trades)
Missionné à Paris, par Vogue en juin 1950 pour couvrir ses premières collections de haute- couture, il saisit l’opportunité d’entreprendre ce projet personnel basé sur son admiration des traditions de représentation des petits métiers. Alternant idéalisation et ironie, les représentations photographiques des travailleurs ont souvent mis l’accent sur la documentation ou la catégorisation - la plus fameuse étant rassemblée dans le projet d’August Sander Hommes du XXème siècle, conçu en Allemagne entre les deux-guerres qui prétendait faire un portrait vrai de la population de l’époque.
Recrutés à Paris dans la rue par Robert Doisneau et Robert Giraud, les modèles se rendaient au studio de Penn, dans leurs tenues de travail et recevaient un dédommagement pour la peine. Devant un arrière-plan fait d’un rideau de théâtre abandonné, Penn alternait les séances avec des mannequins et d’éminentes figures culturelles pour Vogue et d’autres avec d’humbles travailleurs pour son projet des petits métiers. En plus des petits vendeurs traditionnels, il photographiait également les gens de la pittoresque classe ouvrière du quartier Mouffetard, comme le sculpteur bohême ou la chanteuse Benoîte Lab.
Penn continua à travailler sur les petits métiers à Londres, en septembre de la même année. Renseigné par les colporteurs londoniens, il photographia les poissonniers, les marchands de journaux, les chiffonniers aussi bien que les ramoneurs qui sont incontestablement associés à l’image de la ville. De retour à New York à l’automne 1950, Penn poursuivit son exploration des métiers l’année suivante. Dans un studio surplombant l’East River, il photographiait aussi bien les vendeurs locaux et les livreurs qu’il rencontrait que les métiers modernes liés au mode de vie américain, les sports, les loisirs ou les nouvelles technologies.
Les tirages
Au milieu des années 60, Penn commença une période d’expérimentations approfondies qui lui ont permis d’abord de maîtriser et ensuite de perfectionner la technique de tirage au platine. Ce procédé diffère significativement du tirage gélatino-argentique : pour le procédé au platine, la couche sensible à la lumière est absorbée dans les fibres du papier du support qui reste donc visible. Alors que dans les tirages gélatino-argentiques, les particules sensibles à la lumière sont suspendues dans une émulsion de gélatine qui masque le support.
Irving Penn commença par créer un agrandissement négatif aux dimensions égales à celles de l’image finale. Après avoir appliqué un encollage, il enduisait à la main une feuille de papier sensibilisée par les sels de platine et de palladium. Une fois le papier sec, il exposait le papier par contact avec le négatif pendant une période allant de quelques minutes à plusieurs heures. Après avoir développé le tirage, il l’immergeait dans une série de bains pour retirer l’excédent de sels et fixer l’image.
Irving Penn a testé d’infinies variations du procédé, y compris en combinant deux ou plusieurs négatifs de contrastes variables, ou en recouvrant le tirage de diverses combinaisons de platine et de palladium et en l’exposant une nouvelle fois sous le même négatif ou sous un autre. Relativement fort en contraste, les tirages gélatino-argentiques décrivent bien les tenues et les outils, modelés par la lumière naturelle. Les tirages au platine sont plus resserrés sur les figures et leurs dimensions sont plus grandes que les tirages gélatino-argentiques, ce qui donne aux modèles une monumentalité quasi sculpturale. Les photographies qui en résultent sont très expressives, révélant une gamme de tonalités allant des gris nuancés aux noirs profonds.
Les publications
L’année de leur création, plusieurs sélections des Petits métiers de Paris, Londres et New York apparurent dans les éditions internationales de Vogue. Les portraits des artisans réalisés par Penn à Paris, Londres et New York démontrent non seulement la diversité des métiers découverts dans chaque ville mais aussi les différentes attitudes des travailleurs face à leurs activités. Dans l’ouvrage Worlds in a small room de 1974, Penn fit l’observation suivante:
En général, les parisiens doutaient que nous ferions exactement ce que nous avions promis. Ils pensaient que quelque chose de louche allait arriver, mais ils arrivaient au studio plus ou moins comme convenu – motivés par le cachet. Les londoniens étaient assez différents des français. Il leur semblait tout à fait logique d’être photographiés en tenues de travail. Ils arrivaient au studio, toujours à l’heure et se présentaient devant l’appareil photo avec un sérieux et une fierté tout à fait remarquables. Des trois, les américains étaient les plus imprévisibles. En dépit de nos recommandations, quelques uns arrivèrent aux séances changés de pied en cap, rasés de frais et parfois même dans leurs costumes sombres du dimanche, convaincus de faire leur premier pas vers Hollywood.
Le projet des Petits métiers s’est développé dans l’esprit de Penn car il pensait que nombre de ces activités pouvaient disparaître. Intéressé par l’extinction des cultures dans le monde, il voyagea de 1948 à 1971 afin de photographier les autochtones à Cuzco, en Crète, en Estrémadure, au Bénin, au Cameroun, à San Francisco, au Népal, en Nouvelle Guinée, et au Maroc. Dans un premier temps, Penn publia des extraits de chaque série dans le magazine Vogue puis, en 1974, il les rassembla dans le livre Worlds in a small room** et fit le commentaire suivant :
J’ai préféré me confronter uniquement à la personne elle-même loin des accidents de la vie quotidienne, portant ses propres vêtements et bijoux, isolée dans mon studio. De cette personne seule, je pouvais distiller l’image que je voulais et la froide lumière du jour la transporterait sur le film. Eloigner les modèles de leur environnement naturel et les installer dans un studio face à l’objectif, n’avaient pas seulement pour but de les isoler, cela les transformait.
Penn estimait « les petits métiers ». Ayant à l’esprit combien ces gens s’identifient à leur travail, il a sciemment inclus leurs outils (comme leurs tenues) dans ses portraits ; il positionne avec précaution les travailleurs et leurs outils afin de créer des compositions équilibrées qui mettent en valeur leurs aptitudes. Penn a convoqué ses modèles dans le territoire neutre du studio, démontrant ainsi que son intérêt n’était pas de faire le portrait d’un milieu mais plutôt un portrait psychologique. Les images rassemblées révèlent une profonde égalité entre les modèles, ainsi transformés en icones fières des temps modernes.
Le catalogue de l’exposition publié par J. Paul Getty Museum réunit l’ensemble de la série des Petits Métiers ainsi qu’un entretien avec Edmonde-Charles Roux, la rédactrice en chef de Vogue pendant seize ans qui a assistée Penn lors de la commande à Paris. On peut apprécier jusque dans l’impression du livre, la différence entre la reproduction des tirages gélatino-argentiques et des tirages au platine.
* Publié dans l’ouvrage A notebook at random en 2004.
**Publié en 1974 par Grossman, New York.
Irving Penn : Les Petits Métiers a été conçue par Virginia Heckert, conservatrice associée du département de photographies, et Anne Lacoste, conservatrice adjointe du département de photographies.
L’exposition de la Fondation HCB est réalisée avec le soutien d’Olympus. En partenariat avec l’Ambassade des Etats-Unis d’Amérique et le magazine Vogue Paris.