Bacchanales in Cantal est presque le titre d’une chanson, un titre sonore.
Bacchanales est un appât qui vous prépare et vous met dans un état poétique.
In Cantal est le lieu des scènes photographiées. Alix Delmas passe depuis 15 ans ses étés dans le pays.
Il est question dans cette exposition de renversements dans les proportions dans les paysages, entre les humains et les montagnes autour de trois séries photographiques « Bacchanales », « Colorados in Cantal », « Sauces » et une vidéo « Salsas en las Bardenas Reales ». La sculpture, la performance des modèles et la photographie se mélangent.
L’exposition s’organise en deux parties : au rez-de-chaussée, du côté de la terre (les jambes) et à l’étage, davantage dans les airs (la tête).
Au rez-de-chaussée.
Bacchanales, une série de quatre photographies comme quatre saisons, est la fresque d’une insaisissable et silencieuse ronde nocturne autour d’un Far West imaginaire sculpté, miniaturisé, posé sur l’herbe grasse. Des jambes nues de géants se promènent, de nuit. À la lumière rasante des phares d’une voiture, la chrominance des quatre images passe d’une saturation de la couleur à l’état proche du noir et blanc.
Le visiteur se promène en rond dans l’espace de la Sellerie comme le font les modèles au sein des photographies. Les images sont accrochées au dessus du visiteur.
Bacchanales se dit de la représentation picturale des fêtes antiques. Le peintre s’en sert pour loger plusieurs corps en torsion, dénudés, ivres dans la nature. Dans les Bacchanales d’Alix Delmas la narration est hors champ et donne place à l’interprétation. Cette série s’inspire de références dans la « grande peinture » : les géants dans la peinture de Goya, Le Titien, Poussin, les baigneurs chez Cézanne, Picasso.
Les dessins présentés dans l’exposition font le lien entre le monde d’en bas sur les boiseries et le monde d’en haut installé à l’étage. Certains vont déjà plus loin.
A l’étage.
Nous sommes invités à regarder une projection sur des larges coussins qui suggèrent des nuages. Salsas en las Bardenas Reales est un film western tourné en Aragon, au Nord de l’Espagne. Le style de la vidéo est un genre mélangé. Le Making Off de fiction d’une installation construite en une journée dans un désert." Ce premier film «cinématographique» se situe au croisement de l'art contemporain et du cinéma. La miniaturisation des montagnes dans le désert est une fois de plus exploitée. Le Cinéma, en filigrane, est questionné dans ses moyens, ses symboles logotypés. Il évoque les systèmes alternatifs malgré tout comparés à l’emblème d’Hollywood.
Dans la série Colorados in Cantal le sujet des montagnes en plâtres posées sur les collines est repris d’une manière plus légère et bucolique. Les déserts lointains du premier plan se superposent aux vertes collines. Les géographies et les perspectives du proche et du lointain se mélangent.
SAUCES est un à-côté, un composé épicé que l’on ajoute au plat prétendu principal. C’est peut-être l’accessoire qui apporte la saveur essentielle. SAUCES relève d’un art de l’accommodation où l’on s’intéresse d’abord à ce qui peut sembler mineur. Ce qui passionne Alix Delmas, ce serait un regard de biais, un éclairage latéral sur notre rapport au monde.
Durant ses études à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris, Alix Delmas se délecte de la découverte de la peinture des grands maîtres et de l’apprentissage, à l’ancienne, du « métier ». Ce goût du pinceau sera pourtant rapidement contrarié par la rencontre de l’art conceptuel, de l’art féministe, ou des débuts de l’art vidéo ; « J’étais dès le début de mes études contrariée et en même temps inspirée des deux versants, celui des anciens et celui des modernes. J’ai autant pris chez Nauman, Matta Clark, ou chez Export que chez Goya, Giotto ou Manet. J’ai donc peint, puis sculpté, puis grandi. Je suis restée très marquée par la représentation de la figure et des espace radicaux la figurant ».
Ayant habité les treize premières années de sa vie au Sénégal, Alix Delmas ne s’est jamais vraiment sentie française :
« Ne pas se sentir tout à fait d’ici mais entre ici et ailleurs c’est ce sentiment qu’ont les expat’s. Une race à part. Etre née française, rattachée à des régions familiales et amicales fortes (Pays Basque, Auvergne, Paris) et avoir une planète d’enfance Sénégalaise. Mais au fond, j’appartiens à un pays sans pays, sans racine, en suspension, ce qui je crois me permet d’aborder en esthétique les « à part », les entre-deux, les à-côtés, les racines et les suspensions, les tout contre et leurs contraires, les surfaces et les trous».
Le coeur de l’oeuvre d’Alix Delmas semble tourner autour de cette question de la frontière. Et l’artiste dispose, pour explorer ces territoires indéfinis, de plusieurs champs d’investigations :
- Le dessin, « pour délirer », sans jamais remplir la feuille de papier afin de « laisser de l’air ». Les dessins toujours les mêmes formats, 19X27 et 27X38, obtenus rituellement par deux ou trois pliages et découpages d’un vélin, une feuille papier zerkall de 53X76 (lorsqu’on délire il faut de la méthode). Certaines divagations seront ensuite exploitées en projet puis, pour les plus chanceuses en réalisations, finiront par être ré-englouties en nouveaux délires graphiques.
- La photographie (commencée en 1998 « date à partir de laquelle, mes images sont devenues à mes yeux des œuvres, elles occupaient avant cette date la place de document ») permet de fixer une expérience dans laquelle le corps fait acte, même s’il n’est jamais traité à la manière d’un portrait ; « vous observerez que les visages sont toujours cachés ou endormis, représentations de la figure et de la mesure. (Expériences à la lumière d’une torche, d’une frontale, d’un projecteur, d’un phare, du soleil, Cibles, Light shot, Surex, posture dans la nature ou dans l’architecture, Fuking flat, Pisseuse,…, Scènes de doigts dans un paysage aquatique Fingers ) »…
- L’art de l’installation à travers des objets d’architecture est conçu pour l’espace urbain et à travers des mises en espace d’objets, qui permettent à Alix Delmas d’échapper aux white cubs et « cadres conventionnels ». Ici, la présence du corps, si emblématique du travail d’Alix Delmas, est remplacée par l’engagement physique du visiteur qui vit pleinement l’expérience des lieux ; «ce sont des situations qui me permettent de rencontrer d’autres corps de métiers pour aboutir aux réalisations. Installées sur une façade extérieure délabrée des cheminées bourgeoises marbrées, accompagnées d’un feu de bois en vidéo sur écran plasma, éclairées au bout de mâts en étoiles géantes par des panneaux solaires (le soleil lui même une étoile), glisser un canapé à travers un mur, faire bouger les halos qui éclairent les tableaux… ».
- Et pour finir, « l’image qui bouge », l’art vidéo et filmique; « il m’aura bien fallu quinze ans de pratique de l’image fixe avant de la faire bouger, et encore il est souvent question de plan fixe ou de finir par une image figée ». Le réalisateur et l’acteur (une interview), Dialogues et bas reliefs (un film X), D106 (un road movie), Salsas en la Bardenas Reales (un western), ou encore La banquette arrière (un documentaire), illustrent cette dialectique de l’œuvre d’Alix Delmas entre mouvement de l’image et fixité de la représentation.
Artiste fondamentalement libre et expérimentale, Alix Delmas n’en est pas moins sujette à des obsessions qui traversent son œuvre et lui donnent ses lignes d’harmonie cachées; « J’ai choisi (mais choisit-on ? Ne suis-je pas née comme cela ? ) de ne travailler ni dans des systèmes précis (séries, obsessions, durées) ni dans des thèmes déterminés. Cependant on peut, avec le temps, regrouper et former des catégories. Le public d’experts et d’amateurs aime les classifications et les repères. Alors il a bien fallu que je m’y colle. Il n'est pas facile, et pas donné à tout le monde, et probablement à fort peu, en fait, de pouvoir embrasser le travail d'un artiste dont la cohérence ne saute pas aux yeux. La chronologie dans mon travail se remplit d'avant et d'après. La diversité des pistes que j’aborde ne se déroule pas dans un temps linéaire, mais plutôt dans un zapping discontinu. Je peux les abandonner un certain moment pour qu'elles soient nourries par mes travaux dans d'autres domaines (sculpture et dessin, vidéo)…. Le fait que je parte ailleurs est aussi un moyen de recharger les batteries pour éventuellement revenir sur certains terrains avec d'autres moyens.
Et cela demande du temps parfois, parfois ce n'est pas possible avant longtemps…
Dans cette classification d’aujourd’hui, Alix Delmas a réuni les photographies par postures et expériences. Et le réel devient terrain d’exploration entre ce qui est vu et montré, entre la surface et la profondeur de champ, l’au-dessus et l’en dessous.
Et où il est question de fluides et de solides :
« L’eau et les liquides, les flaques sur le sol, sur le torse, sont un terrain marécageux et vaste dans lequel j’épuise tous les mystères du mouillé, de la goutte, de la fluidité, de la jouissance, de la noyade, de l’attirance, du gouffre…L’exemple le plus parlant est dans la série des « Fingers » 1999 à 2008, l’intrusion, dans un temps arrêté, des doigts de la main dans des paysages aquatiques, devant mer, rivière, bassin,... eaux calmes, eaux troubles, en surface jusqu'au fond de l'eau (ou vice versa).
D’autres fois c’est une réminiscence de la peinture et de la sculpture, de la pâte molle à la pâte dure (Concrete). Ici c’est pour moi une manière de parler du doute vers une affirmation. Il s’agit de sur dépassement, de représentation à vouloir s’échapper des états d’insécurité, de peurs, et pour cela sortir de soi, prendre des risques. Ignorer l’aileron de requin (Smoking), pisser devant l’objectif et sortir du modèle flatteur et objet, s’élever plus haut que la montagne, … « La confrontation, la recherche s’est faite avec plus que le quotidien, et il faut pour cela de l’audace, à défaut de confiance, sortir de soi, de l’atelier, aller où, y aller…/… un équilibre impossible à imaginer avant de l’avoir atteint. » Ecrira Anne Bertrand. Se mesurer, se gouverner, décaler son regard pour mieux observer. Ce qui, à mon sens, est la véritable raison de l’art. Chez moi art est lié à vie».
Du dedans et du dehors
C’est la question de sentir si au fond nous inspirons ou nous expirons nos idées, nos pensées? J’ai été depuis toute petite confrontée à l’importance de la respiration, mon père a vécu avec une trachéotomie. Le mécanisme de la respiration est à l’origine de la plupart des mécanismes.
De corps :
« La position de gisant des corps dans certaines photographies, couchés sous le plancher ou surexposés à la lumière, dans leur petite mort sous un drapé, ou sous un store contre la vitre, entre l’espace interne et l’espace externe. Il ne s’agit pas d’un corps chrétien, ni d’un corps funéraire non, davantage d’un corps silencieux, entre deux mondes, deux frontières, deux surfaces, deux états... ».
De projecteurs :
En plein soleil, surexposés, cachés sous le filtre des gélatines, dans le faisceau d’une torche, d’une lampe frontale, dans les phares, rasant l’herbe. Le corps ou le paysage se découvre et pourtant reste opaque. « Le sujet est éclairé jusqu’à le surexposer, le faire disparaître, brûler la lumière, la matière et la résolution. Il s’agit presque d’un rapt à l’arme photographique.
Comme l’évoque Susan Sontag, armer l’appareil, tirer, shooter, voler l’image, dérober le sujet, dégainer, mettre en joue, tirer le portrait tel un snipper de réel. Dans le cinéma on braque les projecteurs. Dans mes photographies et vidéos les projecteurs sont les acteurs (Cibles, D106, le réalisateur et l’acteur, Une jambe trois projecteurs, …). La scène ou plutôt le podium est un bout de moquette, le tapis d’herbe grasse (Bacchanales), la surface de béton (Concrete), la table (Surex) , les armoires béantes (Chambres de Salzburg), la forêt, l’architecture virtuelle (Objets d’architecture)… ».
De sexe :
« En matière sexuelle, on parle aussi, vulgairement, de «calibre», de «tirer un coup»... Mes photographies dévoilent des sexes. Ces sexes ne sont pas érotiques, ils sont toujours liés à une démonstration sociale, politique ou mentale. Ils sont photographiés dans le contexte d’une expérience préparée. Dans la série Light shot, il s’agit d’une introspection, un éblouissement. Le faisceau de la lampe torche apporte l’idée de la fouille, et par extension le sujet du mineur, de l’homme des cavernes. Les phares d’une voiture agiront de même dans le paysage. ».
Enfin, de posture dans la nature :
Un rapport à la nature sous une forme proche d’un burlesque pince-sans-rire, critique, cherchant à perturber nos habitudes. « Le conte est souvent une fausse piste pour réorganiser, notre rapport avec la nature. Je m’amuse à poser le corps, ou le décor, pas tout à fait à la bonne place. Un sapin (sorti du décor) est, cette fois, au lit, installé sous une couette blanche, et attend qu’on lui raconte une histoire, ses racines dépassent. Une Alice discute avec un lapin mort. Une main, sortant de la terre et d’une mousse tendre, offre une simple brindille.
Revisiter les grandes compositions, le modèle rhabillé n’est pas adossé au tronc mais l’entoure de ses jambes, sans convives, sans déjeuner. Les adolescents marocains, armés de poignards en carton, filles contre garçons, dans une composition néoclassique.
Jouer avec le fantasme de nos mémoires collectives, réveille en nous la répulsion héritée au-delà de l’image. La jeune fille blonde derrière les barbelés, est pulpeuse en maillot de bain. Le policier cambodgien photographie un propriétaire de restaurant. Changer la règle, mélanger les références. Sourire de la gravité.
Texte de présentation de l’artiste réalisé en 2009
par la galerie Jérôme Ladiray.