En s’emparant du procédé au collodion humide sur plaques, le photographe américain Quinn Jacobson explore le temps et la mémoire. Sur la forme, cette technique photographique, primitive mais complexe, nous ramène au coeur de l’histoire de ce medium. Sur le fond, Quinn Jacobson utilise cette matière mémorielle pour questionner la condition humaine, ballotée entre grands et peti s événements, ceux qui ont marqué sa vie et celles des personnes croisées sur sa route. Fragiles et soumises aux aléas de la chimie, les images sur verre ou sur métal de Quinn Jacobson sont le reflet de vies chaotiques et vulnérables, et en révèlent une certaine intériorité. « Glass Memories » présente deux séries. Une première série en rapport avec ses souvenirs d’enfance américaine, la seconde réalisée durant son séjour en Allemagne, à la fois sur les traces contemporaines de la Shoah dans la mémoire collecti ve, mais également sur ses propres origines juives européennes.
« Portraits from Madison Avenue »
De ses jeunes années dans l’Utah, à Odgen, au cours des années 1970, Quinn Jacobson a gardé le souvenir des marginaux rencontrés dans sa rue, dans un quartier modeste de la ville. Ces personnes vivant à la lisière de la société l’ont particulièrement impressionné. Des années plus tard, la photographie a permis à Quinn Jacobson d’interroger ses souvenirs et les émotions suscités par ces rencontres. Il est donc retourné à Odgen, sur Madison Avenue et a réalisé les portraits des marginaux d’aujourd’hui, constatant la même pauvreté, le même désarroi, la même solitude. Quinn Jacobson nous montre des visages abîmés, des « tronches » burinées par les accidents de la vie, par les épreuves à répétées. Pour lui, les incidents aléatoires du procédé au collodion, les altérations, les tâches, traduisent de la dureté des ces existences.
La complexité de la manipulation du collodion, le long temps de pause, obligent les sujets à prendre part à leur propre mise en scène, en conscience de l’acte photographique. Cette interaction est essenti elle pour le photographe et il l’envisage comme une création commune. Quinn Jacobson est très att aché à ce procédé et l’emploie comme métaphore de l’abandon : cette technique a été progressivement oubliée en photographie, comme sont aujourd’hui délaissés par notre société ces marginaux et laissés pour compte. Les images de Quinn Jacobson sont d’une envoutante beauté et révèlent de profondes et poignantes qualités humaines.
Dans sa deuxième série, réalisée en Allemagne depuis 2005, Quinn Jacobson revient sur son héritage ashkénaze européen. Originaire du vieux continent, sa famille a émigré vers les Etats-Unis 30 ans avant la Shoah, en
même temps que de nombreux juifs des Balkans, d’Italie, d’Espagne, de Turquie ou de Grèce. A la recherche de ses racines, mais également des traces de la Shoah dans la mémoire collective allemande, ce projet a vocation intime et universelle. Sa dimension personnelle se double d’une viscérale réfl exion sur la notion d’altérité, de nos jours, en Allemagne. Comment, plus de 60 ans après cette tragédie, l’« Autre » est intégré dans la société allemande. C’est la question que Quinn Jacobson pose à cette dernière, mais aussi à l’ensemble de nos sociétés comme à lui-même, en réalisant des portraits de citoyens allemands, d’immigrés ou d’étrangers vivant en Allemagne. Cett e série n’est pas un documentaire photographique et n’a pas de prétenti on historique. C’est la vision personnelle de Quinn Jacobson, basée sur sa propre expérience et sa propre émotion. C’est aussi son désir de confronter la société allemande contemporaine à cet épisode tragique de l’Histoire. Un besoin impérieux de retourner sur ce passé et de comprendre ce que pensent les citoyens allemands d’aujourd’hui et comment ils l’expriment. Quinn Jacobson a, là aussi, choisi le collodion humide sur verre pour cett e série en raison de la mati ère même du support. Elle fait directement écho à la « Nuit de Crystal » (ou « Nuit du verre brisé »), préambule de la Shoah, durant lequel de nombreuses synagogues ont été pillées et détruites. La disparition du collodion dans la photographie fait référence à l’effacement du souvenir de ces synagogues dans la mémoire collecti ve. Pour ce faire, il est retourné sur les lieux et a réalisé une série d’images sur ces vesti ges ou sur leur absence. Portraits ou lieux, ce que Quinn Jacoboson éprouve dans ce projet, c’est une lutte inti me pour trouver une manière de vivre en paix et en harmonie avec ce passé. C’est aussi ce qu’il tente de susciter chez ceux qui posent pour lui et qui regardent ses images.
En faisant rejaillir un procédé oublié, Quinn Jacobson réinvente une forme de photographie, nécessitant engagement et dextérité, à l’heure de l’immédiateté du numérique, qui semble tout balayer sur son passage. Entre introspection intime et travail de mémoire, il démontre la richesse du collodion, sa profondeur et sa force dans l’art du portrait en même temps que sa puissance à exhumer souvenirs et questionnements.
Le collodion humide
Le collodion est un nitrate de cellulose dissous dans un mélange d’alcool et d’éther que l’on étend sur une plaque de verre ou de métal. Quand ce mélange sirupeux commence à se figer, on plonge la plaque dans un bain de nitrate d’argent pour la sensibiliser. Les sels contenus sont ainsi transformés en halogénure d’argent sensible à la lumière. On égoutt e alors la plaque, la transfère dans un châssis étanche à la lumière. Ces opérations se font évidemment en chambre noire. On peut alors faire une prise de vue avec la chambre photographique sur cette plaque humide. Celle-ci doit ensuite être immédiatement développée avec de l’acide gallique ou du sulfate de fer II puis fixée au thiosulfate de sodium ou au cyanure de potassium. Sur plaque de verre, le procédé aboutit à un Ambrotype, sur plaque de métal à un Ferrotype.