FRAIL HEROINES
Caroline Chevalier ne s'écarte pas d'un décor, qui pourrait être celui d'un appartement que même les boiseries et les cuisines équipées ne parviendraient pas à réchauffer ou à rendre plus convivial. Des modèles adolescentes, au visage fermé, à l'expression absente ou préoccupée, posent dans des attitudes qui confirment ce qu'on peut déduire de leur regard et de leur teint chlorotique. II y a comme un mal-être dans l'air, ces jeunes filles à la peau laiteuse dont le charme demeure intact semblent être les proies d'un démon intérieur dont on a du mal à comprendre ce qu'il est mais dont il est certain qu'il les inquiète au point, parfois, de les exiler d'elles-mêmes. À partir de là, toutes les interprétations sont possibles, qu'elles soient familiales, sociologiques, amoureuses, théâtrales, politiques, esthétiques ou littéraires. On n'en choisira aucune car telle n'est pas la question mais il n'est pas interdit en revanche de pointer cet état transitoire et fragile qui, au lendemain de l'adolescence, chahute à la fois le corps, la sensibilité et la pensée. Avec une parfaite maîtrise photographique, Caroline Chevalier met en scène ce moment de fragilité, le drame d'une solitude qui se croit irrémédiable, l'effacement des couleurs qui est aussi celui du monde, le huis clos d'une situation sans issue. Mais elle parvient également à faire percevoir tout ce que ces corps apparemment maladifs préservent de jeunesse, de force et de beauté car non seulement ils occupent l'espace mais, d'une certaine manière, ils le modèlent à leur convenance et installent en son centre la résistance de leur gracieuse volumétrie. Traduire avec de tels moyens ce qui relève d'une tension entre la vie et la mort, la présence et l'abandon, la beauté et la prostration n'est pas un exercice facile car l'esthétique de la mélancolie et du désespoir adolescent, le côté diaphane et anémique peuvent faire basculer l'ensemble du côté de la mode et de la parodie; Caroline Chevalier en est consciente, l'assume et poursuit son chemin.
Patrik Talbot (2008)
Anna, Cécile, Laurie, Manon, Nagisa
Anna, Cécile, Laurie, Manon, Nagisa… sont les frêles héroïnes de Caroline Chevalier. Des adolescentes ou des jeunes filles isolées dans des décors dépouillés et froids, lieux de vie ou de passage. Leur peau souvent particulièrement blanche, presque diaphane, leur chevelure, leurs vêtements semblent parfois se confondrent avec l’espace qui les entoure. Dans une lumière étale et neutre, le sujet et l’objet s’adonnent à un étrange et inquiétant jeu de passe-passe, toujours menacés de confusion, toujours à la frontière et au frottement l’un de l’autre. En organisant des séances de pose très longues, presque harassantes pour ses modèles, Caroline Chevalier cherche sans doute à ce que ces dernières se déprennent d’elles-mêmes, abandonnent à la fatigue et au silence les attitudes et les codes psychosociaux habituels… En dé-subjectivant ses modèles, la photographe court volontairement le risque éthique et esthétique de la fusion du corps et du décor, de l’écrasement du sujet en objet. Mais il lui faut courir ce risque, mettre en scène cette tension, afin de capter ces petits riens où beaucoup se dit, ces temps faibles entre deux (faux?) temps forts ou décisifs, ces plans arrêtés et presque vides entre deux actions dûment inscrites dans l’ordre des significations ordinaires et des références expressives… Perte de la maîtrise de soi et perte des repères sociaux ouvrent ici à l’apparition discrète de fêlures, de comportements ordinairement imperceptibles, de pensées flottant entre deux eaux, d’une durée hors du temps mécanique à la fois calme et inquiète. C’est au “creux” même de ces instants vides, de ces mélancolies ou tristesses fugaces, de ces postures physiques légèrement crispées ou lovées sur elles-mêmes, de ces corps parfois un peu disgracieux ou “bizarres”, que se dessinent des lignes de fuite et de résistance, celles d’une autre subjectivité insoupçonnée. L’héroïsme, son courage physique et sa force d’âme, vibre là où on l’attendait le moins : dans la fragilité, le manque, les failles du sujet.
Jean-Emmanuel Denave 2008
Il y a dans mon travail l’idée d’« identité éphémère » en ce sens que l’identité pour moi évoque un mouvement. Précisément dans mes images il s’agirait du passage d’un âge à un autre, l’idée est d’exprimer cette période de mal-être propre à cette transition entre adolescence et âge adulte: un moment, une étape de la vie où l’individu est susceptible de changer. L’idée pour moi est de donner à ressentir cet entre-deux à travers ces figures féminines dont les corps, les attitudes expriment une fragilité, une difficulté à « être ». Une identité qui tantôt s’affirme tantôt s’efface. Ces jeunes femmes paraissent à la fois graves et absentes, préoccupées et paisibles et sont comme indifférentes à l’image qu’elles donnent d’elles-mêmes. On est dans une sorte de présence-absence dans laquelle elles flottent, évoquée par des corps à la fois présents et abandonnés et un hors champ dans lequel le spectateur est invité à se projeter. Les cadrages et les teintes tout en retenue concourent à suggérer ce sentiment d’étrangeté.
Caroline Chevalier