De mémoire(s)
« La mémoire ne sert à rien, sauf à se donner bonne conscience ». C'est par cette formule provocatrice ou ironique, selon, que débute le roman L'Apatrie de Jean Kehayan. Mais si ce propos sonne comme une provocation, il n'en demeure pas moins qu'il suscite l'interrogation. Et ce qui fait débat, c'est, bien souvent, ce qui nous révèle une autre façon d'appréhender ce que nous considérions jusque là de notre seul point de vue comme une évidence que rien ne pourra ébranler, ni remettre en question. Mais que soudain quelqu'un d'autre vienne bousculer nos certitudes et voilà que notre perception du monde s'en trouve bouleversée.
Ce qui fait l'intérêt de la provocation qui réside dans la formule sus-mentionnée, c'est qu'elle vient comme balayer cette opinion selon laquelle la mémoire serait une chose sacrée qu'il nous faut vénérer. Opinion que nous avons fait notre, du fait de notre éducation. Mais cette formule sous-entend aussi et surtout que la mémoire est sélective, et qu'elle participe de notre perception du réel. La mémoire est avant tout une construction. La formule ne désacralise pas tant la mémoire ou son rôle, qu'elle ne nous en révèle les rouages, la mécanique. Mais qu'on nous révèle le mécanisme d'un jouet et nous voilà comme désarçonné. Le jouet semble dès lors perdre de sa dimension merveilleuse, et donc de sa valeur. Mais il n’en est rien. Or pour arriver à cette conclusion, il faut du temps, de l'attention. La mémoire à besoin de temps et d'attention pour se construire ou se reconstruire, selon.
De l'exposition
A l'ère du règne de la vitesse, l'artiste, apparaît plus que jamais en marge, comme celui qui prend le temps. Le temps de pause, celui nécessaire à la rétine mémoire pour fixer, garder une image, une trace des événements passés. Et ce, même si dans l'histoire de l'art, il est arrivé, notamment avec le mouvement futuriste (1910), que l'artiste se fasse le chantre de la vitesse.
Mais l'homme a beau être tout entier tendu vers demain, vient fatalement le temps de la réflexion, celui nécessaire pour prendre conscience du chemin parcouru. C'est à ce moment là que l'on interroge les images, qu'on se remémore les événements passés. Et que s'impose le dialogue avec les images. L'espace de l'exposition est un endroit où peut se tenir cette discussion.
Photographier, les monuments ou les lieux de mémoires, est un exercice difficile, parce que le sujet en soi n'est pas facile. C'est pourtant le sujet sur lequel les deux artistes que nous présentons ont décidé de se pencher. Mais il ne s'agit pas pour eux uniquement d'éprouver leur technique mais bien plus de soutenir un propos. L'exposition propose de mettre en dialogue les travaux de ces deux artistes que sont Dimitri Fagbohoun et Yo-Yo Gonthier parce que nous pensons que la mise en regard de ces deux propos permettra de mettre en lumière des aspects de l'œuvre jusqu'alors inconnus.
Du dialogue
Le plasticien Dimitri Fagbohoun dans sa série intitulée Historia s'intéresse aux traces laissées par la seconde guerre mondiale dans le paysage français et au-delà. « Il s'agit, selon Yves Chatap, d'une série d’images dont la lecture donne à réfléchir sur la répétition de l’histoire, de la guerre, des exactions en tous genres, en visitant les lieux de mémoire, mais aussi en offrant une lecture symbolique de visuels à priori sans signification. »
Dans sa série intitulée Outre-mer, le photographe Yo-Yo Gonthier interroge, quant à lui, la mémoire coloniale française par le biais de divers objets, monuments, plaques commémoratives faisant référence à la colonisation. C'est dans le contexte particulier qui a vu plusieurs événements provoquer de vifs débats, parfois confus, sur le passé coloniale de la France qu'il avait tenu à exposer pour la première fois cette série.
Dans la galerie du 59 rue Rivoli, ce sera l'occasion d'une nouvelle mise en espace, qui permettra la confrontation de deux manières d'appréhender la question de la mémoire. Enfin, si le sujet est éminemment politique, nous verrons qu'il n'en est pas pour autant dénué d'une grande recherche esthétique. Car il s'agit avant tout d'une exposition photographique.
Dagara Dakin
Commissaire de l’exposition