Briobox galerie 67 rue Quincampoix 75003 Paris France
Le premier élément de cette exposition n’est pas visible comme tel, mais suggéré par la mise en espace des œuvres dans la galerie BRIOBOX , et les possibles correspondances que l’on peut trouver entre elles : c’est l’état, singulier, toujours nouveau, dans lequel je me trouve lorsque je photographie et lorsque je construis ces formes.
« En l’état » est un travail évolutif, un work in progress, inachevable par définition, commencé le 13 juillet 1999, à la suite d’un événement particulier qui devait orienter ma pratique de la photographie dans le sens de l’abondance conçue comme l’affirmation d’une présence au monde fondée dans la perception, investie aussi bien par le langage que par la mémoire et le devenir des formes, et non comme une simple esthétique telle que la réclamait le critique Lawrence Alloway en 1959. L’abondance dont je parle est avant tout celle, contingente, du monde. « En l’état » est un corpus constitué aujourd’hui de milliers d’images. À travers une observation aussi méthodique que hasardeuse du réel, liée à la déambulation dans l’espace public, je capte des situations qui me touchent, sans apriori ni préalable : « c’est ce que je vois ». La question posée est celle de la relativité de notre regard avec l’habitude des lieux où nous vivons, que nous traversons, et au problème de l’aveuglement qui peut être le nôtre avec le fait de ne pas voir ce que nous avons devant les yeux. Plus observateur qu’interventionniste, l’œil du photographe dresse, territoire après territoire, ville après ville, un véritable lexique à vocation universel où le moindre geste incongru, la moindre situation banale ou extraordinaire, le moindre accident, sont répertoriés comme autant d’états constituant notre quotidien, et à travers lui, le mouvement même du monde tel qu’il va, tel qu’il est.
Pour cette première exposition à la Galerie BRIOBOX, je ne me suis pas contenté d’extraire quelques images d’ « En l’état » et de les accrocher aux murs. J’ai mobilisé les possibilités de chaque photographie et misé sur les ressources poétiques du montage accompagnant certaines images d’objets créés de toutes pièces (Les Chimères), épuisant le sujet que recèlent d’autres dans une accession à la forme quasi sculpturale (les [state]).
Plusieurs choses se présentent donc comme autant de situations auxquelles votre regard est confronté. Chaque situation peut être vue comme une épreuve, un passage, un espacement, une étape dans le cheminement de l’exposition.
Il y a d’abord les [state] ou photosculptures. Ce sont des images « choquées » en équilibre à même le sol, sur le « fil du rasoir », blessantes. Elles sont doubles, à la fois représentations et conséquences de chocs puisque leur support a été martelé par endroits précis afin de donner du relief, du volume à ce qu’elles représentent. Les [ state] abordent le statut de l’image, son état formel, sa violence. C’est l’entrée en matière de cette exposition.
D’autres formes (des sortes de peluches fabriquées avec de la colle et de la fécule de maïs, des statuettes en pierre représentants des tours imaginaires, etc.) se découvrent, toujours à même le sol, en corrélation avec des photographies auxquelles elles sont intrinsèquement liées. Ce sont les « Chimères ». Comme leurs noms l’indiquent dans son sens le plus étendu, elles sont composites et empruntent à plusieurs registres leur force d’apparition (l’aliment, l’histoire, le politique, la propagande et la publicité, le contenant, la forme, l’objet, le rituel) en tant que situation politique (selon l’étymologie grecque du terme, c'est-à-dire ce qui relève des affaires de la cité), tandis que dans l’espace contigu qui suit, une cinquantaine de photographies de « En l’état », accrochées au mur, nous fait face, avec beaucoup de légèreté puisqu’elles montrent le flux de la rue et la vie de la ville, comme un contrepoids aux chimères, à l’adversité même.
Après ou avant les images, les formes nous attirent, attisent notre regard, car elles sont devenues objets. Elles contraignent l’espace et plient le temps qui oppose celui de l’image à celui de la forme sculpturale. Une assiette placée au sol devient une auge, des urnes pleines, des tours, des figures blafardes, une peinture « médicinale » : On regarde, on ne peut toucher. Il y a quelque chose aux confluences de l’expectative. Pour autant, le rapport qu’entretiennent ces œuvres n’est pas lié au sacré, plutôt au temps lui-même, à l’espace opposé au temps de la photographie. Le labeur du travail de la pierre, le modelage des sculptures apparente l’ensemble à une forme de rituel, ancien, universel, hors dispositif telle que cette notion avait été utilisée par Michel Foucault, puis reprise et clarifiée par Giorgio Agamben dans son ouvrage : « Qu’est-ce qu’un dispositif ? ». Les Chimères n’exercent aucune contrainte contrairement à beaucoup d’objets de notre quotidien. Elles nous apprennent à désapprendre.
Viennent ensuite trois photographies exposées au printemps dernier à la Fondation Ricard de Paris. Le sujet est l’eau et ce qu’il évoque : le voyage, le flux, la disparition, le cycle, etc. et s’agissant de ces trois photographies : le silence et le trouble, le calme.
Pour finir, un film-manifeste, capté depuis la fenêtre d’une chambre où je devais rester immobile un mois durant, il y a 10 ans, suite à l’événement qui précède le commencement d’ « En l’état ». On voit une grande tour derrière des toits, on voit la nuit, le jour. Puis la tour se résorbe progressivement derrière un rideau de pluie qui n’est pas sans évoquer la brume des photographies précédentes, rejoignant dans le cheminement de cette exposition les petits tours en albâtre d’une des Chimères, laissant l’idée de passage qui se déploie dans d’autres, ouvert, infiniment ouvert, sur l’horizon.
Franck Gérard