Leo Dohmen
Musée de la photographie de Charleroi Avenue Paul Pastur, 11 6032 Mont-sur-Marchienne Belgique
Surnommé «Le Pirate» par ses proches, enrobé depuis son décès en mars 1999 d’un parfum sulfureux, Leo Dohmen est une figure légendaire du surréalisme en Belgique et du milieu artistique anversois de l’après-guerre.
Ingénieur et chimiste le jour, tenancier de bar clandestin la nuit, colporteur d’ouvrages et d’œuvres du surréalisme belge à Paris, collagiste et photographe inculpé pour pornographie, marchand d’art puis galeriste, il y avait là assez d’ingrédients pour faire de Dohmen un personnage de roman, de ceux que l’on croise dans les pages de Cendrars, de Monfreid ou de Kessel, avec sa sil-houette épaisse, rentrant au petit matin, un colt serré sous la veste.
Il semble que Leo Dohmen eut cent vies tant l’on se perd en sa chronologie qui le voit multiplier les activités, les voyages, les rencontres, se jouant du sommeil, des bons usages, croisant sur sa route les personnages les plus divers, des plus recommandables aux plus redoutables, figures incertaines d’une vie tendue vers toujours plus de liberté, toujours plus d’argent, celle-ci aidant à atteindre celle-là.
C’est pourtant le surréalisme qui trace la voie à ce jeune ingénieur de chez Gevaert à Anvers : le poète et mathématicien Gilbert Senecaut, ami de longue date de Marcel Mariën et collaborateur épisodique de la revue Les Lèvres nues les présente l’un à l’autre en 1954. C’est le début d’une longue amitié, frappée d’estime réciproque, les deux hommes se complétant opportunément : Leo Dohmen devient l’homme de main, le messager, l’audacieux complice du timide et renfermé Mariën, lequel sert de mentor en politique, en littérature et en art à son jeune disciple qui dans le culot surpasse parfois le maître ; on le verra en 1959 photographe de plateau dans L’Imitation du cinéma de Marcel Mariën, mais aussi, par des voies illégales - le détournement des gains d’un jeu publicitaire –, le «producteur–associé» de ce film qui connut censure et interdiction ; on le verra encore complice du tract Grande Baisse de Mariën ironisant en 1962 sur la réussite de René Magritte – il confectionne le photomontage du billet de banque – et sera pendant l’exil américain et la parenthèse maoïste de Mariën le dépositaire de nombreuses archives et de bien des secrets.
C’est de l’époque de cette rencontre que datent ses premiers collages – parfois reproduits photographiquement en plusieurs exemplaires – qu’il délaissera naturellement pour le photomontage, puis la photographie où il privilégiera les idées-chocs, telle L’ambitieuse (1958) à la toison ocellée, Le mal de mer (1958), une coquille d’huître en- fermant le poil pubien de la bien-aimée, ou la sensuelle L’ébéniste (1955), au corps strié comme les veines du bois, sans pour autant délaisser les possibilités de la manipulation, tel le photomontage (La Chute, 1956) ou la solarisation (Traité de sensations, 1955).
Dans sa pratique de la photographie, Leo Dohmen conserve la radicalité de l’expérience du collage et de son procédé : oppositions brutes et violentes entre les éléments réunis, dédain du contexte et de l’esthétisme, goût pour les représentations de sexes féminins, de tétons, de jupes soulevées, de bouches entr’ouvertes, tout un art du scabreux qui en fait plutôt qu’un praticien de la photographie, un dynamiteur qui, pour citer son biographe Jan Ceuleers, opère «toujours avec le même objectif : miner un monde dans lequel la culture n’est pas la seule à être établie sur l’absence de liberté».
Pas plus qu’il n’entendit révolutionner l’art du collage, Leo Dohmen n’entendit bouleverser celui de la photographie, se préoccupant peu des interrogations de Man Ray – un photographe qu’il appréciait et rencontra – quant au statut de celle-ci. Ses idées matérialisées en des techniques très diverses – il se remit à assembler vers 1986 – et la facilité déconcertante avec laquelle il délaissa la photographie après son inculpation pour pornographie montrent assez combien «Le Pirate» entendait privilégier la fin plutôt que les moyens, conscient depuis l’enfance que ce monde est doté d’un début, d’une fin et que l’intervalle n’est décidément pas très tentant si l’on ne l’organise pas soi-même plutôt que de le laisser aux curés, aux flics, aux directeurs de conscience.
Dans la grande famille des surréalistes ayant usé de la photographie, Leo Dohmen est assurément l’un de ceux que l’on pourrait – à l’égal de Mariën – traiter de Judas tant les préoccupations et les usages liés au commun de cette technique lui furent étrangers. Il n’en laissa pas moins parmi les plus beaux blasons de la photographie surréaliste, quelques-unes de ces icônes qui ont ajouté un peu de sens au monde.
Xavier Canonne,
Directeur du Musée de la Photographie