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Tire-toi!, Casse-toi! … c’est la traduction de Béou, expression empruntée au nouchi, la langue des faubourgs d’Abidjan.
Ivoirien, Ananias Léki Dago est un photographe de la génération cabri mort, désenchantée par la longue crise sociale, économique et politique de son pays.
Après ses études aux Beaux-Arts d'Abidjan, et l’organisation des Rencontres Photographiques du Sud, il a entendu l’injonction au départ : Béou! et a pris son baluchon.
Les photographies de l’exposition disent le voyage et le vagabondage entre Abidjan, Assinie, Conakry, El Mina, Point-à-Pitre, Paris, Johannesburg, Dire Dawa.
Des images de derrière l’Ô, de l’au delà, d’ailleurs.
Il n’y est pas question d’approche documentaire, peu de questionnement sur l’identité ou les racines mais plus de doute, d’instable, de vie fragile.
A l’image de ce voyage dans le train du Negus, pharaonique entreprise moderne sur les traces d’une reine de Sheba éthiopienne.
De Bamako à San Francisco, Ananias Léki Dago a travaillé et exposé aux quatre coins du monde. Il pose une sélection de ses photographies à Paris où il vit depuis 8 ans.
C’est l’occasion de voir cette trentaine d’images de lumière et d’ombre, témoins de quinze ans de voyages, de résidences et de projets.
Ananias Léki Dago derrière l’Ô
Itinérances d’un troisième oeil
Ivoirien et photographe pour son compte, Ananias Léki Dago semble tout droit sorti d’une Bédé d’Hugo Pratt. S’il se plaît à rappeler, invoquant Cartier Bresson et Man Ray, que les chemins de la gloire photographique passent par les forces telluriques de son terroir, dans l’imaginaire de ses concitoyens son métier reste perçu comme une affaire d’anago c'est-à-dire de migrants nigérians.
Ce clair-obscur identitaire enferme une partie de la compréhension de son geste photographique, de son jeu sur et avec les codes de sa technè, de sa création.
Il est si peu question d’identité dans ces tableaux photographiques que le spectateur, soucieux d’assignation à résidence identitaire, finit par deviner que quelque part un négatif se soustrait comme en crypte. Dans cette vision du monde conçu comme une caverne, le sens iconique n’est jamais donné, toujours à découvrir. La vérité première de l’image mise au tombeau attend d’être exhumée. Tout sous le soleil de ce regard salomonien est prétexte à éblouissement, à jeux d’ombres… En tension entre archéologie et anthropologie du visuel, le troisième oeil de Léki Dago porte loin de l’autre côté de l’être, par-delà la chose montrée. Il nous invite voyageur, à prendre le pli onduleux de ce regard oblique tout à la fois affuté et enchanteur :
Abidjan, Assinie, Conakry, El Mina, Point-à- Pitre, Paris, Johannesburg et jusqu’à Dire Dawa dans la corne de l’Afrique où ses espadrilles croisent les pas d’Ar thur Rimbaud l’homme aux semelles de vent. Sous sa baladeuse pupille un quai ressemble à un autre ! Derrière l’Ô, les lignes d’horizons fusionnent au bout d’un impératif de beauté.
Signe distinctif de son appartenance à cette génération cabri-mort enfantée par la longue crise sociopolitique ivoirienne et dont la rue abidjanaise dit qu’elle n’a (comme l’animal éponyme) pas peur du couteau, cette photographie suppose le risque.
C’est une photographie du doute, de l’instable, du mirador.
Train de l’incertain, le serpent de fer à voie unique, qui relie l’Éthiopie des rois des rois à Djibouti, en donne la pleine mesure en offrant un point de vue stroboscopique sur les paysages et sur le temps, une fenêtre sur le mythe et sur les restes d’une histoire trimillénaire.
Ce train du Négus Ménélik, lion de Juda d’après le Kebra Nagast, récit dynastique légendaire fondé sur les antiques et sublimes amours de Salomon et de la reine de Sheba, est le fruit d’une alliance francoéthiopienne.
Conçu pour relier le Nil blanc à la Côte française des Somalis, la Flèche Noire dévale à pas de caméléon les contrées inhospitalières du Far East africain charriant destins tragiques et ombres clandestines.
Plaines, montagnes, faune, savane désertique : du ventre de l’Éthiopie à 2348 mètres d’altitude aux abords de la Mer Rouge, cette entreprise pharaonique raconte une histoire longue qui s’étire sur 782 kilomètres de traverses d’ombres, de rail et de sang.
Désormais du bon côté de la frontière, Ananias Léki Dago révèle en quelques clichés le coeur de ces ombres en dialogue qu’éclaire un soleil zénithal confortant le spectateur dans la conviction qu’il n’y a décidément pas de lumière sans ombre. Ses vagabondages initiatiques entraînent le photographe au Proche-Orient dans un autre théâtre d’ombre. En quête d’une peau noire et belle à l’image de la Sulamite, incarnation biblique de l’éthiopienne Makeda contée par le Cantique des Cantiques, il prend le risque de se perdre au Nord Liban à Hoch El Abid (la jungle des noirs). Là-bas l’ivoirien fraternise avec ses communautés oubliées. Ici on entre presque sans bagage dans la poésie du d rame humain, pour parler comme Henri de Monfreid un autre aventurier familier de la commedia dell’arte des rivages abyssiniens.
Franck H. Ekra
Critique d’art